Trailblazer
J’ai pour habitude de classer les livres sur le business ou le management dans deux catégories : ceux écrits par des consultants ou des professeurs de l’enseignement supérieur, et ceux écrits par des dirigeants d’entreprise.
Les ouvrages de la première catégorie, souvent très bien construits et argumentés, ont le mérite de s’appuyer sur des études ou des analyses couvrant plusieurs sociétés, des secteurs différents, ou une longue période de temps, pour nous inciter à prendre du recul et à adhérer aux hypothèses de performance ou d’efficacité avancées par leurs auteurs. Mais ils ont un défaut majeur, celui de ne proposer que des analyses a posteriori, sans vraiment connaître les motivations profondes des décisions et des choix stratégiques des dirigeants dont ils parlent. Avec le temps, j’ai fini par me lasser de ces lectures : Start with Why, From Good to Great, Build to Last, tout cela est fort bien en théorie, mais comment faire, en pratique, dans le feu de l’action, quand la concurrence fait rage, que les tarifs baissent et les marges s’effondrent ?
Les livres de la seconde catégorie présentent les défauts de leurs qualités. Il s’agit, souvent, d’autobiographies de chefs d’entreprises qui ont connu un succès éclatant, et donc des ouvrages qui peuvent tourner au panégyrique. S’ils relatent des fais réels analysés par les personnes qui ont eu, par le passé, à prendre des décision difficiles, on ne peut s’empêcher de se demander comment auraient réagi ces mêmes auteurs dans les situations que nous-mêmes, patrons de PME, rencontrons au quotidien.
Un plongeon 20 ans en arrière
S’il appartient clairement à cette seconde catégorie, Trailblazer présente une grille de lecture différente des livres écrits sur le même type de sujet. Car Marc Benioff, CEO fondateur de Salesforce, n’est pas un patron ordinaire. Issu d’une famille juive ashkénaze arrivée aux Etats-Unis au siècle précédent et parfaitement intégrée dans la vie de San Francisco – son grand-père maternel a fiancé le BART – Benioff a suivi un cursus scolaire classique. Passionné l’informatique, il a poursuivi avec un parcours plus orienté business, avant de rejoindre Oracle où, plus jeune VP de l’entreprise, il passera 13 années.
C’est en 1999 qu’il crée Salesforce, dans l’euphorie du développement de l’internet. Je me souviens avoir entendu parler de cette entreprise vers 2003 ou 2004. J’étais encore chez Dassault Systèmes et voir une entreprise jouer la carte du SaaS (on ne parlait pas encore vraiment de Cloud à cette époque) pour des logiciels de cette ampleur, cela nous paraissait audacieux. DS avait encore du mal à basculer sur des technologies web dans ces années-là, et toute initiative audacieuse semblait nous donner un coup de vieux supplémentaire… Mieux, si je me souviens bien, les premières publicités pour Salesforce jouait à fond la carte des modernes contre les anciens, en ciblant Oracle de deux manières : en séduisant ses clients, et en attirant ses salariés…
Les valeurs créent de la valeur
Mais revenons à notre sujet. Trailblazer n’est pas à proprement parler un livre sur l’histoire de Salesforce, mais un livre sur les valeurs sous-jacentes à son esprit, sa culture d’entreprise, sa responsabilité vis à vis des parties prenantes : ses clients, ses salariés, ses partenaires, mais aussi les clients de ses clients, ses fournisseurs, bref, la moitié de la planète ou presque. C’est un sujet très à la mode, la responsabilité sociétale des entreprises, et de nombreuses boîtes s’y convertissent plus ou moins à marche forcée, en créant une fondation par-ci, ou en affichant des critères de consommation énergétique par-là.
Mais Salesforce va plus loin. Ce que montre Trailblazer, c’est que sans forcément mettre des mots dessus dès les premiers jours, cette approche a été l’un des fondamentaux du développement de Salesforce- le fameux 1-1-1 sur lequel l’auteur revient plusieurs fois. Pour Benioff, il n’y a pas de développement possible sans morale, sans équité, sans justice, sans respect de valeurs fondamentales qui, si on les abandonne, font que le tout finit par s’effondrer. C’est un message qui paraît simple, mais sa mise en oeuvre ne l’est pas, et c’est ce qu’il illustre avec de multiples exemples tirés de ses vingt dernières années à la tête de Salesforce. À ce titre, sa bagarre virtuelle à coups de tweets avec le patron de Twitter, Jack Dorsey, est on e peut plus explicite.
Alors certes, cela parfois tire un peu en longueur, et la succession de tous ces cas peut finir par lasser. Mais ne vous y trompez pas. Les cas qu’évoque Marc Benioff – depuis le projet de loi de l’Indiana contre les LGBT jusqu’à l’utilisation de logiciels Salesforce par les forces de polices des frontières aux US – sont des cas réels, qui s’ils se produisaient dans vos entreprises créeraient des Tsunami dont la portée peut être dévastatrice. Benioff explique, en termes clairs, comment le respect de principes simples et l’attachement aux valeurs de l’entreprise permet de se tirer de telles crises.
Vous prendrez bien un peu de … courage ?
Ce qui ressort de la lecture de ce livre, c’est que la qualité essentielle requise d’un CEO, de nos jours, est probablement le courage. Le courage de tenir aux valeurs, de renoncer à certains avantages, de donner plus que de recevoir, de faire preuve d’un esprit de justice sociale dans un pays pourtant réputé pour ses penchants libéraux.
Le courage, c’est ce qui anime les gens qui ont l’esprit pionnier. Et en anglais, pionnier se dit : trailblazer.
Un livre à lire et, faire lire, par les chefs d’entreprises de toute taille.
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec