The road to Somewhere
C’est en écoutant son auteur, David Goodhart, invité à la matinale de France-Culture il y a quelques semaines que j’ai eu envie d’acheter son livre, The road to somewhere – The new tribes shaping British politics. Écrit en 2017, au lendemain du référendum sur le Brexit, il y a – déjà – plus de trois ans, cet ouvrage avait pour objectif d’analyser les évolutions qui avaient pu mener à un tel résultat, et dans une plus large mesure, à une évolution vers le populisme de nombreux pays pourtant dotés d’un parcours habituellement démocratique. On était au lendemain de l’élection de Donald Trump, à l’époque de la confrontation entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen en France, et il était clair que quelque chose se passait.
En compilant nombre d’analyses et d’enquêtes, David Goodhart arrive à la conclusion que la principale transformation réside dans un changement radical des deux types de blocs habituellement opposés dans les grandes démocraties. Au lieu d’une opposition droite-gauche, nous étions arrivés à un choc d’un nouveau genre, entre deux groupes qu’il qualifie de Somewhere et Anywhere.
Représentants d’une élite mondialisée et à l’aise avec les évolutions en cours sur la planète, les Anywhere se trouvent aussi bien au sein de la droite que de la gauche. Ils ont suivi d’excellentes études, vivent le plus souvent en couple, et ont un regard orienté en priorité vers l’international, considéré comme une opportunité majeure à saisir. Aussi à l’aise à Londres qu’à Paris ou New-York, ils ne cantonnent pas leur quotidien ou leurs perspectives de vie à un quartier donné.
En face, les Somewhere sont un peu les dindons de cette farce géante qu’on appelle mondialisation. Ce sont les laissés pour compte de cette internationalisation à outrance qu’ont suivie un peu tous les grands pays industrialisés. Ils ont vu leurs usines fermer, leur tissu industriel s’appauvrir, la population de leurs centres urbains se réduire au profit de grandes métropoles, et désespèrent de voir le fruit de leur travail leur permettre d’accéder au même niveau de vie que ceux d’en face. Vous les avez bien sûr reconnus, ils sont en fait très proches des gilets jaunes qui ont fait l’actualité ces douze derniers mois.
Populism is the new socialism. Goodhart reconnaît que les mouvements nationalistes, dont sont plus proches les Somewhere, disposent d’une assise de plus en plus forte du côté des classes moyennes, sans pour autant tomber dans un extrémisme xénophobe à la mode du FN des années 80. Ni droite, ni gauche, ils sont simplement exacerbés par le sentiment que l’étranger un peu aisé ou cultivé saura mieux profiter qu’eux des infrastructures nationales.
Pour argumenter son propos, Goodhart fait un usage (peut-être un peu trop) massif d’enquêtes et d’études, menées au Royaume-Uni ces cinquante dernières années. Si vous n’aimez pas les statistiques, inutile d’acheter ce livre, il y en a jusqu’à l’écoeurement, avec parfois l’impression que certaines études en appellent à la causalité là où la corrélation semblerait plus rigoureuse. Malgré ces petits défauts, la lecture de The Road to Somewhere reste passionnante, car avec habileté, cet ancien journaliste sait faire émerger certaines vérités qu’on a tendance à oublier, ou mettre en évidence certains effets secondaires de politiques publiques qui ont eu des effets malheureux sur l’évolution des sociétés modernes. L’exemple qui m’a le plus frappé est celui du plus grand accès des femmes à l’éducation, un bienfait dont personne ne peut se plaindre, bien évidemment. Mais un bienfait dont la conséquence indirecte réside dans un plus fort clivage de la société : les mariages se font désormais au sein des classes (les médecins épousent des médecins, les chefs d’entreprise des femmes d’affaires), alors qu’ils permettaient autrefois une plus grande mixité sociale (les médecins épousaient des infirmières, les chefs d’entreprise des secrétaires)…
Qu’on le veuille ou non, ce livre nous met en face de la réalité de nos démocraties modernes, alors que le XXIème siècle est déjà bien entamé. À force de prôner l’ouverture, l’égalité des chances et la performance, nous avons créé un monde où celui qui ne réussit pas à gravir l’échelle sociale a l’impression qu’on lui en a refusé l’accès. Ce qui était un droit offert à tous devient une exigence envers les laissés pour compte. Les avantages deviennent des défauts, et les bouteilles ne sont plus qu’à moitié vides.
Ce que souhaite l’auteur de ce livre, c’est une prise en compte plus importante par les Anywhere – les élites – des besoins explicites et implicites de leurs concitoyens Somewhere. Il en va de la survie de nos régimes démocratiques, car sans cela, les mouvement populistes pourront s’en donner à coeur joie. Le débat sur les retraites, dont nous pouvons constater tous les jours qu’il sépare la France entre ces deux camps bien identifiés par David Goodhart (le bien nommé) s’inscrit parfaitement dans la logique de cet ouvrage. Sa lecture n’en est que plus recommandée.
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec
Ce texte ressemble beaucoup à ce que dit Joan Williams, dans White Working Class, au sujet des USA. Le livre est parti de l’élection de Donald Trump, et a été écrit à la même époque que celui-ci. (Apparemment un énorme succès aux USA.)
Une synthèse ici : https://www.linkedin.com/pulse/white-working-class-faurie-christophe/
Intérêt : des solutions. Elles sont simples, pas politiques et ne fâchent pas.
Il se pourrait qu’il y ait une prise de conscience internationale de la nature du changement qu’ont subi nos sociétés ces dernières décennies.
Ce qui expliquerait le soudain retour en grâce d’Albert Camus, « philosophe venu du peuple », qui cherchait à l’améliorer la société et pas à créer le paradis par la révolution ?
Belle analyse du retour en grâce d’Albert Camus.