Tertullien et moi
De Tertullien, je ne connaissais rien avant d’ouvrir ce livre. De cet écrivain qui fut le premier chrétien à s’exprimer en langue latine, je ne connaissais ni l’existence, ni l’histoire, ni les hauts faits, rien, nada, walou. C’est à l’occasion d’une récente conférence organisée par la Société d’histoire des Juifs de Tunisie que j’ai fait l’acquisition de Tertullien et moi, récit autobiographique de la relation que Stéphanie Binder, chercheuse et enseignante à l’Université de Bar-Ilan qui a écrit ce livre, a entretenu avec cet auteur latin qui vécut une vingtaine de siècles avant elle.
Avec un certain plaisir, j’ai donc fait la connaissance de ce personnage original. Né dans la seconde moitié du IIe siècle, à Carthage où il passa la majeure partie de sa vie, il entreprit de se convertir au christianisme et produisit de nombreux textes qui font de lui l’un des premiers théologien de la chrétienté. Pourtant, il n’a pas été canonisé, et ne bénéficie pas de la même célébrité, par exemple, qu’un Saint-Augustin. La raison principalement évoquée, c’est son rapprochement avec un mouvement ultra-rigoriste, le montanisme, considéré comme hérétique par l’Église.
Si ce livre parle de Tertullien, il n’en est pourtant pas le seul sujet, et le titre du livre est explicite : Stéphanie Binder parle certes abondamment de cet auteur qui fut le sujet central de sa thèse de doctorat en histoire, mais elle parle aussi d’elle-même, et de sa relation avec ce personnage qui a occupé son esprit pendant de longues années. Qu’est ce qui a pu pousser une jeune fille issue d’un milieu juif orthodoxe mais suffisamment ouvert vers la laïcité pour l’envoyer faire ses études dans un lycée publique – la mode n’était pas encore au communautarisme intégral – se lancer dans une thèse sur Père de l’Église ?
Ce faisant, Stéphanie Binder se lance dans un exercice semble-t-il à la mode, l' »égo-histoire », une sorte d’introspection sur la relation entre un chercheur et le sujet de ses recherches, en évitant de tomber dans les excès d’un nombrilisme qui pourrait paraître inquiétant. Bien au contraire, elle parvient à extraire du personnage et du parcours de Tertullien des réflexions d’une modernité étonnante, sur les relations entre la communauté juive et le monde qui l’entoure, sur la base de son expérience personnelle, que ce soit durant ses études de lettres, le choix de l’Alyah ou la période du confinement.
Auteur chrétien passé à la postérité, Tertullien fut le témoin – et l’acteur dans une certaine mesure – de l’émergence de ce qu’on pourrait qualifier de « communauté chrétienne » à l’instar de la communauté juive actuelle, dans un milieu qui lui était franchement hostile, dans une Carthage romaine, où prospérait un judaïsme fermement installé, celui dont on a les plus anciennes traces en Afrique (avec un cimetière juif qu’on peut encore visiter). Comment se développer sans attirer les foudres du pouvoir romain, intransigeant sur le développement de sectes qui menacent son pouvoir ? Comment faire acte de prosélytisme, et vers quel public se tourner, qui convertir le plus facilement, les païens ou les juifs ? Quels parallèles dresser entre ces deux communautés minoritaires, dans une terre étrangère qui n’était pas encore, et de loin, une terre d’Islam ?
Tertullien et moi est une réflexion sur les relations entres Juifs, Romains et premiers Chrétiens, dans un monde où les religions du livre ne bénéficient pas encore de 20 siècles d’exégèse, où la Michna est encore fraîchement écrite, où le Talmud n’a pas encore fait son apparition, où le monothéisme n’est pas encore la norme, et où tout peut encore basculer. Une réflexion sur tout ce que cela nous peut enseigner au sujet des rapports actuels entre les différentes communautés monothéistes.
Bref, un livre on ne peut plus moderne.
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![Herve Kabla](https://www.hervekabla.com/wordpress/wp-content/uploads/2023/02/2022-06-28-Herve-Kabla-919-150x150.jpg)
Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec
Merci Hervé, pour cette passionnante recension.
Décidément, la diaspora a des racines d’une profondeur inattendue.