Storytelling
Je suis tombé sur Storytelling au hasard d’un article de Jeanne Bordeau et d’une revue publiée par Christophe Faurie. Le renouveau des techniques narratives, et leur utilisation à outrance dans toutes sortes de discours, est au cœur de cet ouvrage de Christian Salmon, qui fit – et devrait encore faire – beaucoup de bruit.
Le livre est structuré autour de sept grands chapitres, qui illustrent chacun un usage spécifique :
- Comme outil marketing : les histoires remplacent désormais les logos
- Comme outil de management : l’histoire sert à consolider les employés autour de buts communs
- Comme outil de conduite de changement : l’histoire sert à justifier le changement permanent induit par la mondialisation
- Comme outil de communication d’entreprise, aussi bien en interne qu’en externe
- Comme outil politique, pour contourner le 4e pouvoir, celui de la presse
- Comme outil de formation aux nouvelles formes d’engagement militaire
- Comme outil de propagande, comme l’a illustré l’engagement américain en Irak
Abondamment documenté, chaque chapitre mériterait une analyse à lui tout seul. Christian Salmon déconstruit méthodiquement plusieurs exemples de dévoiement des techniques narratives à des fins plus ou moins acceptables. La démonstration est éloquente, et s’appuie sur de nombreux exemples, principalement issus des Etats-Unis.
Cette tendance à ne voir que l’aspect négatif du storytelling est malheureusement le principal travers de ce livre. En gros, le storytelling ne servirait qu’aux intérêts de personnes ou d’organisations peu scrupuleuses : l’ouvrage est avare en exemples positifs. En outre, si l’auteur rappelle que la narration et le récit ont, de tout temps, été au cœur des sociétés organisées, on a l’impression, à la lecture de ce livre, que l’usage de ces techniques comme outil de contrôle n’est apparu que récemment. J’en doute.
Tout regroupement d’individus, structuré ou non, s’appuie, à mon avis, sur une histoire, et sur les talents de son narrateur, qu’il s’agisse du leader ou de sa cour. Prenez François Mitterrand. Son succès en 1981 est le résultat d’une histoire personnelle, longuement élaborée et médiatisée, de sa première élection comme député de la Nièvre jusqu’à sa victoire à l’élection présidentielle, celle d’un « homme de gauche ». Qui se doutait alors de ses premières amours, de sa fidélité à Bousquet, de toutes ces choses qui , si elles avaient été incorporées à son histoire, lui auraient valu une cinglante défaite ? Voulez-vous un autre exemple, encore plus sensible ? Prenez le récit biblique, celui de l’ancien testament, la Torah. C’est un récit fondateur, sans narrateur explicite pour 80% de son contenu. Une légende, un mythe ? Soit. Mais il a été, et reste encore, l’élément vital sur lequel a perduré le peuple juif. Et même si d’autres histoires sont venues se greffer en chemin – de Pourim à Hanoucah – c’est le récit qui est à la base de la foi. Mieux, l’élaboration d’une loi orale, sur la base de ces textes anciens, n’a pas pu s’empêcher d’inclure une part de récit – le midrash – qui relève tout à fait d’une pratique de storytelling. Voici des exemples positifs, situés à des siècles du renouveau mentionné par l’auteur.
En revanche, et c’est là où Christian Salmon vise juste, la narration est devenue une technique essentielle pour survivre dans nos sociétés modernes. De la rédaction d’un CV à la publication de photos sur son profil Facebook, c’est à l’élaboration de sa propre histoire que participe, sans parfois s’en rendre compte, chaque individu. On rejoint ici l’analyse de l’ouvrage de Versac, qui rappelle qu’il est à la portée de tous de faire connaître son talent, pourvu qu’on en soit doté d’un.
Il me semble que, par une sorte de mise en abyme assez paradoxale, l’ouvrage « Storytelling » illustre parfaitement la technique de « storytelling » : Christian Salmon, dans ces deux cents et quelques pages, nous raconte une histoire. A nous, lecteurs à l’esprit suffisamment curieux et éveillé, de décider si celle-ci relève de la pure propagande, ou d’une mise en forme du discours plus apte à nous faire adopter le point de vue de l’auteur.
Enfin, et je conclurai cette revue critique par ce point, le message délivré par l’auteur de « Storytelling » peut être perçu positivement: à l’heure où les techniques d’expression et les formes de langages connaissent des remous significatifs – comme l’apparition du langage SMS ou l’essor de Twitter – le storytelling renforce le besoin d’individus capables de s’exprimer sous des formes plus élaborées. A mon sens, c’est là une bonne nouvelle.
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec
Intéressante analyse.
Je me demande si tout n’est pas storytelling. Les textes les plus fondamentaux pour notre pensée sont des « histoires », les grands textes religieux bien sûr, mais aussi la philosophie de Platon, Ainsi parlait Zaratoustra, Sartre et Camus… ou l’ensemble de l’art qui ne nous fait pas passer de messages de manière explicite, rationnelle, mais pourtant qui nous donne de grandes leçons de vie.
D’ailleurs les psychologues disent que l’homme n’apprend que des histoires: il les généralise en théories. (Effectivement, j’ai observé que mes élèves ne retiennent que les histoires que je leur raconte.)
Il me semble que l’utilisation systématique de la technique pour manipuler les foules, au profit non de leur intérêt (les textes religieux), mais de celui du petit nombre, est récente et s’inscrit dans la recherche en influence et autres moyens de manipulation que mène très activement la science du management moderne. (C’est le pendant des travaux sur l’irrationalité humaine, en économie – cf. Kahneman et Tversky, qui connaissent un gros succès en ces temps de crise et de spéculation.)
Tout n’est pas storytelling, fort heureusement. Un texte de loi, un théorème de topologie, une poèsie, ne relèvent pas du storytelling (encore que la légende des siècles…).
Il y a dix ou quinze ans de cela, j’étais tombé sur un texte (de Levinas, je crois) qui disait (de mémoire) qu’il y avait trois types de discours dont la teneur était plus faible que le silence: la publicité, la propagande et le bavardage. Où placer le storytelling?
Ma formulation est trompeuse: je veux dire l’essentiel est storytelling (avec un ? quand même).
Effectivement, il y a aussi le silence.
Il est très vrai que le message passe minoritairement par la parole. Notre attitude parle beaucoup plus que nos paroles.