Sous les pavés, épisode 3: les forces en présence – suite
Le feuilleton de mai 68, rédigé par Rolland Russier, est de retour après une (bien trop) longue interruption, interruption dont le rédacteur de ces quelques lignes est le seul et honteux responsable. La bonne nouvelle est que cette année a permis à Rolland d’achever son livre et le mettre sous presse. Bref, si vous n’avez pas envie d’attendre le quatrième épisode, ou, pis, si vous craignez que ce dernier ne voie jamais le jour, vous savez ce qu’il vous reste à faire : vous jeter sur le premier libraire en ligne venu, et commander !
Pour revenir au feuilleton, je vous rappelle que, après l’épisode 1, petit rappel des faits, sorte de mai 68 pour les nuls, l’épisode 2 présentait les les cocons qui avaient su préempter le « camp du bien », sous le vocable générique de GESEP.
Aujourd’hui, l’autre camp, c’est-à-dire, par opposition, les forces du mal…
Rolland, c’est à toi.
a) Les durs de durs
Les « fachos », les « fafs », d’Occident, de l’Action Française, Jeune Révolution, UJP, Model. Bien que l’air du temps ne leur fût pas favorable, ils avaient bien contribué à envenimer les choses à l’extérieur. A l’école, a contrario, ils ont été peu visibles – et peu actifs. J’ai le souvenir d’un cocon déroulant dans les couloirs une lance à incendie pour doucher les enthousiasmes révolutionnaires, à l’occasion d’un amphi spontané, mais rien de bien méchant.
Par contre, chez les basoffs [en argot carva, les sous-officiers. Vient de bas-officier, terme officiel jusqu’au XIXe siècle], il est clair que quelques baroudeurs n’auraient pas laissé leur place aux chiens au cas où l’occasion se serait présentée, pour montrer à « la bleusaille » ce que c’était qu’un homme, un vrai. Quelques-uns ne se cachaient pas de leur sympathie pour l’OAS.
b) Les « otages » volontaires
Sociologiquement, je suppose que la règle des 80/20 s’applique là aussi. Ce n’est peut-être pas scientifique, mais Pareto peut s’adapter à toute circonstance. Dans notre cas, ce serait d’ailleurs plutôt 90/10, les 10% se partageant entre le « camp du bien » gauchiste, et les affreux « fachos ».
Quant aux 90%, la bonne éducation qu’ils avaient reçue voulait qu’ils penchent du côté du bien, qui ne faisait aucun doute à cette époque. Notre jeunesse n’avait, pour la grande majorité, de sens politique que ce que Europe 1 voulait bien lui distiller entre deux « salut les copains », mais il semble que Che Guevara plaisait aux filles, alors…

Il reste que le pragmatisme, ou bien une certaine indifférence, ou simplement la prudence, en a laissé une bonne moitié regarder le train passer sans trop se mouiller. Ce qui, lors des votes, a permis à la balance d’éviter de pencher trop fort d’un côté.
Tout ça a favorisé le grand malentendu de l’époque : quelques militants réellement convaincus et actifs, ayant un bon bagage révolutionnaire, mais surtout beaucoup de recrues occasionnelles séduites par le discours généreux et la scénographie à la mode du moment. Ça fait beaucoup de monde dans la rue, mais peu de martyrs prêts à mourir pour la cause.
c) La mili.
L’encadrement militaire avait une tâche difficile. L’X était une école militaire, mais les élèves n’y étaient pas venus pour apprendre à faire la guerre. Etudiants comme les autres, leur goût pour les efforts matinaux et la discipline n’était pas leur principale qualité. Il fallait pourtant en faire de futurs officiers. On retrouvait :
- Les bazoffs, adjudants de compagnie et sergents, de vrais baroudeurs qui terminaient tranquillement leur carrière, en se remémorant leurs exploits au bar devant des rangées de « jaunes » à faire pâlir un marseillais.
- Les appelés du contingent (profs de gym entre autres), très sympas et ouverts à toutes les aventures dont ils pouvaient être les GO.
- L’encadrement, officiers supérieurs qui soignaient leur CV en servant quelques années dans ce lieu prestigieux. Je dois dire que j’ai a posteriori une certaine admiration pour eux, qui ont dû concilier le formatage qu’ils avaient reçu (discipline, engagement, raideur du chef…) avec les poussées de sève libertaires de leurs ouailles.
Une difficulté supplémentaire était venue troubler le sommeil de notre encadrement : certains jeunes officiers n’étaient pas imperméables à l’esprit soixante-huitard, ce qui a bien perturbé les décisions stratégiques qui auraient pu être prises dès les premiers jours.
d) Les profs
Beaucoup de professeurs ont été dépassés par les évènements, certains ont même été blessés par le rejet de ce qu’ils considéraient comme le cœur de l’enseignement. Il faut dire que certains cours – aussi brillants soient-ils – étaient devenus très vieillots.
En fait, la direction de l’école planchait depuis longtemps sur des réformes en profondeur. De comités Théodule en colloques et réunions studieuses, la révolution en marche se hâtait avec lenteur. Mai 68 donna un grand coup de pied dans la fourmilière.
Dans ce grand affrontement pour faire bouger les lignes de notre vénérable institution, deux grands personnages se sont particulièrement impliqués : Laurent Schwartz, extraordinaire prof. de maths vénéré par ses élèves, et Louis Leprince Ringuet, académicien et figure médiatique incontournable à l’époque. Le premier plutôt révolutionnaire, le second plus opportuniste, pour orienter l’école dans le sens qu’ils souhaitaient.
Leur prestige, et le respect qu’ils inspiraient, leur avaient permis de rester proches de certains élèves, avant et pendant la tempête. Sur le coup, ils ont contribué à légitimer les groupuscules contestataires, en les soutenant ouvertement. Mais in fine, ils ont su habilement surfer sur les évènements pour faire valoir leurs idées.
Chose curieuse, Laurent Schwartz, qui était adulé par les gauchistes purs et durs, adeptes du « jouir sans entraves » et critiquant la méritocratie, a toujours préconisé une plus grande rigueur dans la sélection. Il poussait même pour qu’il y ait systématiquement des exclusions pour les élèves en queue de peloton. Les injonctions contradictoires ne datent pas d’hier…
e) La Kès et les majors
Dans ce bouillonnement d’initiatives et de revendications, il restait quelques institutions stables qui permettaient à la direction de maintenir le lien avec les élèves :
- La Kès, binôme d’élèves élus par leur promotion. Assis sur une organisation solide, ils étaient le centre de référence pour les diverses activités, et l’interlocuteur officiel de la mili et de la Strasse (l’administration)
- Les majors (premiers au classement), la crème de la crème, respectée (et pour cause) ou honnie (par les jaloux) Leur statut exceptionnel leur ouvrait certaines portes, y compris aux ministères, ce qui a pu être utile en certaines circonstances.
Ces canaux de communication ont bien sûr été utiles, mais ils n’ont pas été directement impliqués. Ils étaient des spectateurs de premier rang et pouvaient passer des messages, mais leur influence, tant sur la Strasse que sur les élèves, s’arrêtait là. Dialoguer sans s’impliquer directement dans la bataille, c’était déjà « trahir le souffle de la révolution ».
A une exception près. Joli clin d’œil à l’histoire, l’un des majors de la 67 était un leader reconnu de la contestation, mais en plus il était le fils du général commandant l’école Somptueux paradoxe source des rumeurs les plus folles !
f) Enfin, la Khômiss 🙂
Ah ! La Khômiss. On y vient enfin, doit se dire le lecteur impatient.
C’est sûr qu’à l’époque, la Khômiss était assez discrète.
A l’inverse, notre [note de Delwasse : rappel, Rolland était le GénéK en fonction pendant mai 68] humilité légendaire et notre bonne éducation non moins légendaire nous incitaient à une discrétion de bon aloi, peu propice aux effets d’estrade et aux harangues charismatiques qui auraient pu contrebalancer ces sublimes envolées révolutionnaires.
Et pour être (presque) honnête, on doit concéder qu’à l’époque, l’air du temps n’incitait pas les Missaires à la ramener.
Delwasse reprend la plume : dans le prochain épisode, qui sera mis en ligne le mois prochain, promis juré, nous aborderons le rôle ô combien fondamental, positif et rassembleur de ladite Khômiss
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