Soirée Culture & Management
La culture est un plaisir dans la vie privée, l’est-elle également dans l’environnement professionnel, et est-elle compatible avec le management? C’est ce que Jean-Jacques Salomon propose de débattre avec Guy Ferré et Gilles Martin, tous deux auteurs aux Editions du Palio.
Guy Ferré
Né dans une famille d’industriel, il n’a fait que cela pendant 40 ans, moitié comme consultant, moitié comme opérationnel. Pourquoi ce besoin d’écrire? Le fruit de deux situations contradictoires. La première, le fait de se retrouver avec des profils variés, qui raisonnaient souvent mieux que les ingénieurs: la formation d’ingénieur est-elle un obstacle aux bonnes pratiques du management? D’un côté les ravages de l’absence du minimum de culture générale, et de l’autre, la richesse d’autres façons d’aborder son métier.
Ce qui est simple est toujours faux, le reste est inutilisable
Cette maxime, lue sur le mur d’une personne croisée chez Poclain à ses débuts, l’a marqué toute sa vie. Guy Ferré y a vu la puissance de ces petites phrase. Empilées au fil du temps, il s’en est construit un petit florilège, du genre: un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche. Avec un peu de recul, on trouve dans cet amas de petites phrases, de citations, d’excellents exemples pour améliorer ses techniques de management.
Pourquoi un livre? Parce que l’écrit structure, impose une certaine rigueur.
Voici quelques exemples.
Comment est-on sûr de perdre au Monopoly: en n’achetant rien, en changeant d’idée, en consommant tout son cash. Et bien ça, c’est une vraie leçon: il y a encore beaucoup de gens en France qui ne savent pas que même si on est profitable, un accident de cash suffit à planter une société. Et si on veut gagner au Monopoly sur une longue période, il faut s’intéresser au rendement du capital, et là, ce sont les quartiers « orange » qui performent le mieux. Et avec ça, on explique plein de choses à un jeune manager qui va faire un LBO, par exemple: le rendement, la trésorerie, etc.
Tout le monde connaît Tintin (ce qui n’est pas vrai de toutes les bandes dessinées). Pourquoi tout le monde se souvient du Lotus Bleu, de Rackam le Rouge ou du vol 714 pour Sidney? Parce que c’est très simple, rempli de poncif, incontestable. C’est une leçon de communication formidable pour le manager qui veut mobilisier: il faut des chsoes simples, qu’on mémorise rapidement.
Comment meurt-on en montagne? Dans les sommets himalayens, statistiquement, il y a beaucoup plus de morts à la descente qu’à la montée. Dans l’entreprise, c’est la même chose: quand on se relâche, on disparaît: après un lancement de produit, après une fusion, etc.
Pourquoi la Tour Eiffel? Elle est intéressant à plus d’un titre. Elle a été revendue plusieurs fois, et par quelques roublards au passage. Elle a failli être démontée plusieurs fois, et n’a survécu que grâce à la technologie, aux nouvelles idées.
Gilles Martin
Sorti d’HEC, il a passé de nombreuses années dans le conseil. Avant de créer sa structure de conseil. Il est également blogueur sur son blog, Zone franche.
Le discours de l’entreprise ne parle plus des salariés, et ces derniers ne croient plus dans le discours de l’entreprise. Il y a aussi un autre discours, misérabiliste, de l’entreprise qui tue, qui exploite, repris dans de nombreux livres très à la mode, qui décrivent l’entreprise comme un lieu de douleur et de souffrance, une prison psychique. C’est pourquoi il a lancé son blog, Zone franche, pour sortir de ce type de discours lénifiant.
Le livre reprend le propos du blog. Il est construit autour de nombreux personnages, et d’anecdotes qui illustrent des concepts importants pour l’entreprise. Par exemple, Lawrence d’Arabie: une scène à peu près un quart d’heure après le début du film, et qui illustre la nécessité de voir loin dans une entreprise, alors qu’on nous demande le plus souvent des résultats à très court terme.
Il y a un côté storytelling: on croit de moins en moins dans les démonstrations, et de plus en plus dans les histoires. Un bon consultant doit être capable de raconter de belles histoires.
Questions
JJS: Comment cela passe-t-il avec les jeunes générations?
GM: les gens sont très sensibles à ce qui passe par les émotions. Les gens qui font un métier de conseil sont très curieux, c’est d’ailleurs la caractéristique principale de ce métier: les jeunes viennent parce qu’ils ne savent pas quoi faire, et vivent leur parcours professionnel comme un observatoire du monde.
GF: nous vivons une période comparable à la Renaissance: quand arrive l’imprimerie, le rapport au savoir change totalement. A la renaissance, l’accès au savoir passe par un moine copiste; avec l’imprimerie, on fait accéder un plus grand nombre, à un texte stable. Avec l’internet, on accroît ce potentiel, et tout cela va se réguler. Google est un régulateur incroyable. Mais ce n’est pas la Renaissance que dans la diffusion du savoir: de la même manière, à l’époque, on fabriquait des produits manufacturés en allant chercher les composés les plus efficaces aux quatre coins du monde; nous procédons de la même manière à l’heure de la mondialisation. Comment la génération actuelle va-t-elle s’approprier le bazar actuel pour organiser son rapport au monde: c’est le grand défi d’aujourd’hui.
GM: quelle est l’éthique collective d’un groupe? Les jeunes générations sont à la recherche d’une telle éthique, rendue nécessaire par le brassage des populations, des nationalités.
JJS: n’y a-t-il pas une dimension « élitiste »? Les élites qui se protègent derrière la culture, par exemple au travers de l’orthographe. La culture classique, à la française, est-elle réfractaire à l’étranger?
GF: fervent défenseur de l’orthographe: sans référence commune, il n’y a point de dialogue possible. Est-elle élitiste? Pas sûr: à l’époque de nos grands-mères, les élèves qui n’avaient que le certificat d’études étaient incollables sur l’orthographe. Mais la culture n’est pas élitiste: on peut parler de culture en s’intéressant aux Stones ou aux Beatles, au cinéma, à plein de choses très simples, très basiques (mais un peu travaillées). Il ne faut pas, non plus, détruire les aspects élitistes de la culture, fondamentaux.
GM: on parle beaucoup aujourd’hui du développement des entreprises autour du web. Ce monde là est envahi de gens qui se revendiquent autodidactes, mais qui commencent toujours leurs exposés en expliquant qu’ils ont raté toutes leurs études, qu’ils ne connaissent rien à rien, et que ça leur a permis de réussir. Cela brouille le message à chaque fois, car cela provoque une perte des repères culturels: cela donne des individus, auto-centriques, tyranniques, et pas très humanistes. Il faut communiquer ce goût du partage, de la connaissance, etc.
Q: l’absence de culture informatique est une caractéristique majeure de la formation des ingénieurs. par exemple, l’enseignement de l’informatique à l’X, c’est 35h, et la moitié des polytechniciens s’en contenteraient. N’est-ce pas consternant?
JJS: la relation à la culture, à la connaissance, est-elle en train de disparaître?
GM: ceux qui sont en dehors de la culture se mettent dans une situation de précarité. Qu’est ce la culture? C’est une certaine confiance en soi qui permettent de passer un certain nombre d’obstacles. Sans culture, on est dans le danger. C’est, par exemple, le cas du cyclisme: pris sous la pression des sponsors, les cyclistes, surtout amateurs, ne comprennent pas les enjeux et le système du spectacle qui gère tout cela, et se font balader d’un univers à l’autre, et tombent dans le dopage; C’est aussi le cas de l’informatique: sans un peu de recul, on tombe dans l’obsession, on devient esclave de sa propre passion. La culture, est une protection contre la dépendance.
Q: n’avez-vous pas glissé d’un débat « culture et entreprise », vers un débat « culture et éthique »?
GF: détrompez-vous, la rentabilité est une notion éthique: créer une entreprise non rentable, c’est tromper son monde.
JJS: peut-on gagner un affaire grâce à la culture?
(une réponse dans la salle): la connivence née de mêmes référents culturels permet, oui, de se rapprocher et de signer avec certains de ses clients.
GF: on ne choisit pas un administrateur, un manager, sur la base de ses études: on achète d’abord ce qu’il ou elle est. Ce qui nous tisse intérieurement aide à construire ce personnage.
GM: je vends l’inverse, plus un système qu’une personnalité. Qu’il y ait une culture de l’entreprise, une certaine écoute, une certaine méthode, cela a de la valeur, plus que la personnalité du consultant envoyé en mission.
JJS: la culture est un réseau de plus. Elle a le mérite d’introduire toutes sortes d’idées qu’il faut avoir l’audace de cristalliser. La culture est un très beau levier, à condition d’avoir la profondeur culturelle, le ton juste, le culot pour pouvoir le faire. C’est aussi une arme du faible contre le fort: avec la culture, on peut rivaliser avec les grandes gueules, même à la cafétéria…
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec