Propos de O.L.Barenton, Confiseur
Je vais vous parler d’un livre dont j’ai entendu évoquer le titre pour la première fois il y a plus de vingt ans. Je crois que c’était Philippe Mouttou ou Antoine Cellier qui m’en avaient parlé, lors de nos interventions à l’EPF. Je l’avais cherché maintes fois, mais il était assez difficile de se le procurer, même sur Amazon. Et c’est par hasard, en citant l’un des nombreux préceptes qu’il contient sur Facebook, que je pus enfin me le procurer, auprès de mon ami Yves Granger, que je remercie chaudement pour m’avoir permis de le lire, enfin.
Ce livre, écrit par un polytechnicien né à la fin du 19e siècle et mort peu après la seconde guerre mondiale, s’apparente à un recueil de maximes et d’études de caractères, relatifs à l’industrie, aux ingénieurs et au monde des affaires. Auguste Detoeuf en est l’auteur.
Ingénieur des Ponts et chaussées, Detoeuf livre avec beaucoup de recul et énormément d’humour un regard critique sur ce monde qu’il a fréquenté, dans sa vie d’industriel, lui qui fut le premier président d’Alsthom. Hélas, il faut le rappeler, Detoeuf prit une orientation funeste à la fin de sa vie, puisqu’il présida l’un des comités d’organisation créés par Vichy dans le domaine de la construction électrique. Un choix inacceptable, qui le fait rejoindre la cohorte des X qui ont choisi le camp du déshonneur. Detoeuf eut également une correspondance régulière avec la philosophe Simone Weil, sur la condition ouvrière.
Mais revenons aux Propos d’O.L.Barenton, Confiseur, écrits en 1937, avant cette funeste période de notre histoire. Cet ouvrage se présente comme un recueil de réflexions qu’aurait rédigé un chef d’entreprise imaginaire, Oscar Barenton, ayant fait ses études à Polytechnique, passé quelques mois aux Etats-Unis, et qui serait revenu avec un concept extraordinaire: populariser les crèmes glacées au sein de la C.G.C.G. A sa mort, il laisse donc ce recueil de pensées et d’aphorismes, sur une grande variété de sujets qui ont trait au monde du travail: l’homme, l’argent, les industriels, les contrats et les négociations, les techniciens, les conseils d’administration, le management (jamais appelé ainsi), la comptabilité, les écoles, tout le monde en prend pour son grade.
C’est fin, souvent très drôle, et même si les scènes parlent d’un monde révolu, les concepts qu’ils sous-entendent restent d’une étonnante modernité. Detoeuf donne en effet une orientation qu’on pourrait qualifier de social-démocrate: sans remettre en cause la nécessité d’une structure de direction, il reste opposé à une forme de capitalisme où le travailleur serait exploité par un patronat sans vergogne, sans scrupule. Pour lui, une bonne gestion d’équipe passe par des explications, la motivation, le bon sens, oui, vous avez bien lu, ce même sens dont Christophe Lachnitt pare les entreprises vertueuses. Pour un chef d’entreprise, les Propos d’O.L.Barenton constituent un excellent ouvrage de management éclairé, qui remet les pendules à l’heure et identifie bien les rôles et les relations au sein d’une entreprise, quelle que soit sa taille ou son secteur.
Ce livre est aussi – évidemment – un recueil de bons mots, de citations qu’on aura plaisir à reprendre et partager avec ses proches et ses équipes. Certaines sont croustillantes, et non dépourvues d’une certaine auto-dérision. En voici quelques unes, parmi les plus célèbres.
Essayez d’enfoncer dans la tête de vos ingénieurs cette idée: quand un client se plaint, il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent qu’il ait raison. Et si un jour vous parvenez à les convaincre, il y aura quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que les clients ne se plaignent plus.
Ce n’est pas avec de bonnes idées, c’est avec de bonnes habitudes qu’on fait de bonnes maisons. L’idée accomplit un centième de la tâche; mais c’est l’habitude qui se charge des quatre-vingt-dix-neuf autres.
Personne ne croit aux experts, mais tout le monde les croit.
La concurrence est un alcaloïde; à dose modérée, c’est un excitant; à dose massive, un poison.
Méfiez-vous de l’homme qui parle pour ne rien dire. Ou il est stupide et vous perdrez votre temps, ou il est très fort et vous perdrez votre argent.
Evitez ceux qui parlent de leur honnêteté: ils vous roulent. traitez avec qui se vante d’avoir roulé autrui: c’est qu’il n’en a pas l’habitude.
Chacun a plusieurs principes, puisque chacun dit: j’ai pour premier principe. Chacun en a un nombre illimité, car personne n’a jamais dit: « jai pour dernier principe ».
On n’a besoin d’avoir plusieurs cordes à son arc que lorsque la première n’est pas très solide. Le temps de la changer, l’ennemi a pris l’avantage.
Le courage du mensonge n’est pas donné à tout le monde. Il n’y a pas que les honnêtes gens qui disent toujours la vérité. Il y a aussi les faibles et les timorés.
En affaires, mentir n’est jamais nécessaire, est rarement utile, est toujours dangereux.
Il n’y a de bonne politique que celle du juste milieu. Le difficile n’est que de savoir où il est.
Il y a trois sortes d’êtres au langage mystérieux: les plus aisés à comprendre sont les Fous, puis viennent les Polytechniciens, et enfin les Comptables.
Polytechnicien lui-même, Detoeuf n’est pas tendre avec les ingénieurs issus de la même formation. Il les tourne souvent en dérision. Mais il ne manque pas de lucidité dans le constat qu’il dresse de la glorieuse école et de ses anciens élèves, cette école, « …essentiellement militaire, qui prétend fournir des ingénieurs à l’industrie – cette école où l’enseignement pratique est nul et qui croit former des hommes d’action – cette école, dont les programmes n’ont guère changé depuis cent ans (on est en 1937) et qui veut être une école d’avenir, cette école unique dans le monde mais que nul n’oserait créer et qui ne dure que par son passé, cette école enfin, qui, oar son originalité même apparaît comme un visage de la France, est-elle une force, une distraction ou une maladie de notre pays? »
Son constat se résume en quelques mots: ce qui fait la force des polytechniciens, ce n’est pas leurs savoirs ou leur sens pratique – loin s’en faut – mais leur amour des idées. L’X ne sait rien, et il sait qu’il ne sait rien. Car « l’homme qui sait se perd dans les détails de sa science« . L’X aime les idées, il a de la mémoire, et c’est un amateur, ce que j’appellerais plutôt un joueur. On ne lui a pas appris – contrairement à d’autres formations – que l’accumulation de richesses était un but de la vie. Detoeuf met le doigt sur le ressort essentiel de l’école polytechnique. Le jeune X « … est convaincu que sa raison d’être est de faire des recherches intéressantes, de se développer l’esprit, de résoudre de problèmes« . Croyez-moi, j’en ai croisé de nombreux qui répondent parfaitement à cette définition: la joute intellectuelle, sur des sujets d’importance majeure, bien entendu, est leur seule motivation, le sens de leur vie. Parfois cela a du bon, et parfois, cela peut mener à des catastrophes industrielles, morales ou psychologiques…
Il faut lire – et faire lire – ces Propos. Ils sont d’intérêt public.
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec
Et, en exergue du chapitre « Des écoles », cette perle:
« De quelque façon et par quelque moyen qu’on décompose une collectivité en groupes (choix, ancienneté, examens, concours, tirage au sort), dans les divers groupes, la proportion des imbéciles est la même » 😀
Un véritable axiome de la sociologie de l’imbécilité
En complément du célèbre « l’X ne sais rien et sais qu’il ne sait rien », il était indiqué dans ce livre d’après mes souvenirs:
Le gadzart sait beaucoup et sait qu’il le sait
Le yyyy sait peut et croit qu’il sait tout.
Le but n’est pas d’entamer une polémique cette une autre grande école que je n’ai donc pas nommée. Je n’ai d’ailleurs aucune information laissant à penser que les anciens de yyyy correspondent à cet aphorisme. Mais j’avais trouvé que cela illustrait bien le délicat compromis à trouver entre une formation pratique et une formation théorique pour un ingénieur.