Progrès et innovation: quels liens ?
Notes prises durant l’atelier animé par Heinz Wismann et Etienne Klein, à l’occasion de la Convention APM 2017, sur les liens entre progrès et innovation.
Etienne Klein
On voit mal les différences, a priori, entre innovation et progrès: ils semblent désigner à peu près la même chose. Et pourtant. Si on se base sur les mesures d’occurrences entre progrès et innovation dans les discours publics (travaux de Gérald Bronner), l’usage du mot « progrès » décline vers les années 80 et disparaît presque complètement vers 2010-2012, le croisement se faisant au tournant des années 2000. Il est désormais remplacé par le terme « innovation ». Alors qu’on n’en parlait quasiment jamais durant nos études, il y a 30 ou 40 ans.
A l’époque du traité de Lisbonne, l’Europe devait devenir la société de la connaissance. Quelques années plus tard, elle doit devenir l’Union de l’innovation. Le terme est utilisé des dizaines de fois, sans qu’on ne sente le besoin de le définir. On l’associe à une multitude de sujets: transports, écologie, énergie, etc.
Il semblerait qu’on demande à l’innovation le maintien du monde. Cela revient à une réthorique autour de l’érosion du temps. Le temps dégrade, l’innovation permet de conserver un statu quo. C’est une contradiction majeure avec la philosophie des lumières, qui elle suppose une idée de progrès, de changement, d’évolution, de futur possible et désirable.
Le progrès se construit sur un temps constructeur. En creux, l’innovation se construit donc sur un temps destructeur. Le progrès est une philosophie sacrificielle : on sacrifie du présent personnel, au nom du futur collectif. Et ne serait-ce pas parce qu’on a abandonné l’idée de futur collectif, qu’on a remplacé le progrès par l’innovation?
L’innovation porte une étymologie négative. L’innovation, en bas latin, menace le dogme. Puis elle devient un terme juridique. Etienne Klein cite un chapitre d’un livre de Francis Bacon, datant du 17e siècle, chapitre intitulé De l’Innovation. Ce texte pourrait très bien être pris pour un écrit récent, malgré son caractère très négatif: il parle de l’innovation comme d’une étrangère qui menace, qu’il ne faut pas innover trop vite ou trop lentement, sinon cela ne prend pas, etc. En 2017, notre rhétorique de l’innovation est empruntée, consciemment ou pas, à une rhétorique qui date d’avant Les Lumières…
Heinz Wismann
Rien de nouveau sous le soleil, dit l’Ecclésiaste. Dans toutes les civilisations passées, il y a des sages pour dire à ceux qu’effraient la nouveauté apparente, qu’il n’en est rien, et expliquer ce qui s’est déjà passé lorsque la nouveauté s’est présentée pour la première fois.
Mais cette vision séculaire a été battue en brèche lorsqu’on a abandonné le géocentrisme, le mouvement répétitif des astres. L’utopie, introduite par Thomas More, vient tout changer. La linéarité entre en conflit avec la circularité du temps et de l’histoire sous le soleil : l’aboutissement ne se situe plus dans l’au-delà, mais dans le monde présent, ici-bas. L’idée du progrès, c’est que la perfection est accessible ici-bas et non dans l’au-delà. La question qui se pose, désormais, c’est celle du sens: est-ce une avancée ou un recul?
A quel moment, et dans quelles conditions, le sens n’est plus cherché ni dans le passé (sociétés archaïques) ni dans le futur (sociétés de progrès), mais dans le présent ? C’est la question essentielle que veut poser Heinz Wismann. L’idéologie contemporaine n’est plus celle des paysans, qui vivaient sur l’idée que le passé fournit le sens (j’ai toujours entendu dire que…). Cela s’est produit au milieu du XIXe siècle, et cela a mis beaucoup de temps à s’imposer.
Baudelaire est une référence de cette génération des enfants issus de l’utopie révolutionnaire, issue des lumières. Le progrès, c’était de renoncer à la plénitude de la jouissance de l’existence présente au profit des générations à venir. Baudelaire, lui, dans les Fleurs du Mal, considère que l’histoire n’a plus de sens. Et de citer la fin du Voyage.
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
Ce que revendique la génération de Baudelaire, c’est la jouissance du présent, et ce qui en découle. La drogue, la mode (en rupture avec le vêtement statutaire), le look. C’est l’essor de la société de consommation comme une incitation à jouir pleinement de l’instant présent.
L’innovation en est un avatar : c’est une intensification de notre existence dépourvue de sens, tant il n’y a plus de but à atteindre.
Etienne Klein
Toutes les rhétoriques sur l’innovation s’appuient sur une idée du présent et non un état du futur.
Une image intéressante à ce sujet : la modification du sens de l’orientation des poussettes des bébés. A partir du milieu des années 80, au lieu de regarder leurs parents comme auparavant, les bébés regardent les gens qu’ils croisent. C’est apparu à peu près à la même époque où les pères ont été sollicités pour pousser les poussettes. Depuis, les bébés en poussette regardent les inconnus qui défilent devant eux, et cela leur fait peur…!
Il y a différentes formes de progrès. Le progrès scientifique engendre un progrès technologique, puis un progrès matériel, et un progrès humain. Mais l’état auquel nous sommes arrivés est un état qui va bien au-delà de ce qu’on probablement ont imaginé les pères fondateurs de l’idée du progrès (Descartes, D’Alembert, Diderot et les autres). Imaginez que vous emmeniez ces pères fondateurs à notre époque: commencez par les emmener dans une classe de terminale S, ils seraient éberlués, par le type de savoir acquis (calcul matriciel, probabilités). Emmenez-les au CERN : là encore, ils seraient stupéfaits par les découvertes qui y sont faites, et qui n’avaient peut-être même pas été imaginées. Emmenez-les voir une usine qui fabrique des postes de télévision : ils seraient ébahis, par la possibilité de diffuser le savoir et la connaissance.
Les pauvres, s’ils savaient…
Conclusion, il faut tenir compte de tout ce qui s’est passé dans l’histoire, pour juger l’idée de progrès. Il faut faire progresser l’idée de progrès, plutôt que passer son temps à gamberger sur l’innovation. Le progrès a évolué au cours du temps. Au début, le progrès est associé à la lumière. Puis à la chaleur. Mais aujourd’hui, à quoi associe-t-on le progrès?
Heinz Wismann
Peut-être que ce qui reste, c’est d’associer le progrès à la préservation de la nature, des deux natures, l’interne et l’externe. Car ce qui nous guette, c’est la dépression.
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec
Art de la note. Bravo pour la fidélité. En particulier concernant Baudelaire.
Effectivement, on est en phase de dépression. Le mot « progrès » est devenu menaçant.
Il me semble que pour Kant, le « progrès » était la maîtrise, de plus en plus parfaite, de la raison, par l’humanité. Je soupçonne qu’il avait vu juste. La raison est une innovation de l’espèce humaine. On en fait de plus en plus usage. En revanche, je ne suis pas sûr que l’on puisse parler de « maîtrise ». On en est peut-être encore à la phase apprenti sorcier. D’où grosse déprime.
Bien vu !
Bien noté !