Libres d’obéir : le management du nazisme à aujourd’hui

Cet article vous a plu ? Pourquoi ne pas le partager ?

Voici un livre qui m’a laissé sur une sensation étrange. Je ne me souviens plus comment j’en ai fait l’acquisition, je ne retrouve pas de trace d’achat sur Amazon, et je sais juste que je l’ai enregistré sur BookBuddy le 26 mars 2024. Toujours est-il que Libres d’obéir est apparu sur la petite table de mon salon un beau jour… Et vu son épaisseur réduite (140 pages), je me suis dit qu’il ferait un excellent essai à lire sur la plage. Non pour me divertir, mais plutôt pour m’instruire sur les relations entre deux thèmes qui m’intéressent, sans que je n’aie eu, jusqu’ici, l’idée de les associer. Quel rapport peut-il en effet y avoir entre nazisme et management ?

Tout sauf l’État

Pour en établir un, Johann Chapoutot remonte loin, aux traumatismes qui ont précédé la naissance de la Prusse et de l’Allemagne moderne : le traité de Westphalie et les premières victoires napoléoniennes. Chapoutot voit en effet dans la refonte de l’armée prussienne menée à partir de 1806 les prémisses des méthodes de management mises en oeuvre par les nazis : sortir du carcan d’un management pyramidal et autoritaire pour mettre en place un management par objectif, qui laisse aux officiers de second rang une grande liberté dans le choix des moyens, sans possibilité de discuter la stratégie.

C’est cette approche, théorisée par des intellectuels nazis dès le début des années 30, qui prévaudra aux premiers succès du Reich, jusqu’à ce que ses effets secondaires finissent par prendre le dessus sur ses bénéfices. À trop exiger de la part des exécutants tout en diminuant les ressources, la machine finit par se gripper, et s’effondre d’elle-même.

Nazisme et management

Le principal intérêt de ce livre réside dans le récit de l’émergence de ce mode de pensée, parmi les cadres nazis, et comment elle finit, par défiance aussi bien que par intérêt, par mettre en place une hiérarchie de structures parallèles à l’état, dont les nazis se méfiaient comme de la peste. La mise en oeuvre de ces techniques de management qu’on croirait issues d’un manuel publié durant les dernières décennies fut l’objet d’un programme méticuleux, mêlant une haute exigence sur la réalisation d’objectifs toujours plus insensés – il n’y a qu’à considérer à quelle vitesse l’Allemagne nazie s’est réarmée entre 1933 et 1940 – et une industrie de loisirs qu’on aurait pu croire imaginée par le Front populaire, mais qui fut bien conçue par les hiérarques du NSDAP pour choyer les employés modèles du Reich, comme le gigantesque complexe hôtelier de Prora sur l’île de Rügen ou les croisières KdF.

L’un des grands penseurs de ce mode de management se nomme Reinhardt Höhn. Juriste et historien, il finit la guerre au rang d’Oberführer de la SS. Véritable cadre de l’élite intellectuelle nazie, il se fait discret après l’écroulement du Reich, et réapparaît à la faveur de la loi d’amnistie allemande du 31 décembre 1949. Il retrouve alors toute son énergie et met en oeuvre ses talents d’orateur et de pédagogue, tout autant d’auteurs d’ouvrages professionnels. Il fonde et devient le premier directeur de la première école de management allemande, l’Akademie de Bad Harzburg, l’équivalent d’un établissement comme l’INSEAD.

C’est là où l’ouvrage bascule, à mon sens, du simple livre d’histoire au réquisitoire sur les écoles de management. Qu’une école de management voit le jour en Allemagne dans ces années-là, ce n’est pas un problème. Que des milliers de cadres issus des industries les plus florissantes d’Allemagne y fassent un séjour, quoi de plus normal ? Que le directeur de cet établissement soir un ancien nazi dont on a tu le passé, cela oui peut poser problème. Et encore.

Car ce que semble reprocher Johann Chapoutot à cette école, ce n’est pas tant le passé nazi de son fondateur, que les méthodes de management qui y sont enseignées. Le management par objectif issu de l’Aufragstaktik n’obtient pas grâce aux yeux de l’auteur, et fait l’objet de tout un chapitre de dézingage en bonne et due forme. On peut ne pas aimer le management, mais quiconque a mis les pieds dans une entreprise sait que sans méthode et sans organisation, une société, quelle que soit sa taille, finit par sombrer. Les méthodes de management modernes enseignées par Reinhardt Höhn et ses collègues, pour certains également anciens nazis, relèvent probablement d’une approche du management plus anglo-saxonne que française. Mais le passé glauque de leurs promoteurs est-il une raison pour les dénigrer ?

Il me semble que dans l’épilogue de Libres d’obéir, Johann Chaoutot verse dans un extrémisme bon teint, qui ferait passer le blog de Jean-Luc Mélenchon pour un ouvrage éclairé. Le management par objectif n’est pas la cause de l’usage excessif des cabinets de conseil par l’administration, tout comme il n’est pas la cause de l’épidémie de burn-out ou des bullshits jobs conceptualisés par David Graeber. Mélanger tous ces concepts dans un gloubi-boulga indigeste d’une dizaine de pages fait perdre de la crédibilité à ce livre, par ailleurs passionnant dans ses premiers chapitres. Et l’on finit par se demander si les propos de cette première partie ne seraient pas entâchés du manque de sérieux qu’on pourrait reprocher à la dernière…

Cet article vous a plu ? Pourquoi ne pas le partager ?