Les juifs italiens de Tunisie pendant le fascisme
Les juifs italiens – principalement la communauté d’origine Livournaise – constituaient, en Tunisie, une petite communauté dynamique, principalement composée de chefs d’enterprise, de médecins et d’avocats. Désignés par leur coreligionnaires tunisiens sous le terme de « Grana » – pluriel de Gorni, issu du terme Leghorni, provenant lui-même du nom italien de la ville de Livourne, Leghorn – ils représentaient l’élite de la communauté juive en Tunisie à l’aube de la première guerre mondiale. Ils se sentaient foncièrement italiens, et disposaient de leurs propres institutions, leur propre cimetière, les mariages avec les juifs tunisiens étaient encore minoritaires, et cela aurait pu durer encore longtemps s’ils n’avaient été rattrapés par la terrible marche de l’histoire.
Un travail de recherche sur les juifs livournais
C’est ce qu’illustre ce passionnant ouvrage de Martino Oppizzi, basé sur ses travaux de recherche en histoire, sur la communauté juive italienne en Tunisie. Les juifs italiens de Tunisie pendant le fascisme raconte en effet comment, en un quart de siècle, cette élite a perdu peu à peu toute ses prérogatives, principalement du fait de la montée du fascisme en Italie, et des répercussions de cette transformation, sur les relations entre les juifs livournais et leurs interlocuteurs, qu’il s’agisse des autorités italiennes, françaises, de leurs compatriotes italiens ou du reste de la communauté juive en Tunisie.
Les juifs livournais ont finalement payé le prix de leur double aspect minoritaire, juifs vis à vis des italiens, italiens vis à vis des français.
Jusqu’ici, tout va bien
À l’arrivée du fascisme au début des années 20, les juifs livournais sont suffisamment bien implantés et proches des institutions italiennes pour aborder ces nouveaux interlocuteurs sur un pied d’égalité. Certains vont même jusqu’à se positionner comme les représentants légitimes du parti fasciste en Tunisie ! Mais cela ne durera pas longtemps. La puissance économique que représentent cette communauté forte de quelques milliers d’âmes à peine, attire les convoitises. Un nouveau consul, Enrico Bombieri, arrivé en 1929, va mettre en oeuvre une politique de manipulation extrêmement sournoise, jouant à la fois le jeu de la séduction vis à vis de ces ressortissants financièrement intéressants, et celui de l’affaiblissement de leur rôle au sein des institutions. Ne sachant sur quel pied danser, les notables livournais vont peu à peu perdre de leur superbe, sans saisir la mesure réelle de la montée de l’antisémitisme qui les menace.
Il faut dire que l’Italie n’a jamais eu, jusqu’à cette époque, de politique explicitement discriminatoire vis à vis de ses juifs, contrairement à l’Espagne ou à la France d’avant la révolution. Foncièrement attachés à leur pays, les juifs italiens prennent pour des affronts limités les mesures qui les touchent individuellement. Paradoxalement, c’est au sein des enfants de ces familles livournaises pourtant aisées que la prise de conscience sera la plus forte, parfois au prix de véritables ruptures familiales. Et c’est parfois plus pour lutter contre la montée du colonialisme italien – lors de la campagne en Abyssinie que pour lutter contre l’antisémitisme du parti fasciste.
1938, année charnière
La dynamique va changer en 1938. L’Italie, s’étant rapprochée de l’Allemagne, prend de véritables mesures antisémites, avec le « manifeste de la race« , et le recensement de la communauté juive en Italie, et hors de la métropole. L’impact de ces mesures en Tunisie fut double : du côté du consulat, on essaie d’expliquer qu’il ne s’agit pas d’un véritable antisémitisme, et on fait tout pour rassurer les notables livournais. Du côté des juifs livournais, en revanche, c’est un peu la panique, les demandes de naturalisation françaises augmentent, ce que le Résident français voit d’un oeil intéressé.
Le pacte Molotov Ribbentrop va bien sûr provoquer des émois, du côté notamment de ces jeunes livournais qui tentaient de se rapprocher des communistes italiens ou tunisiens, et se retrouvent désormais pris au dépourvu.
Le déclenchement de la guerre va de nouveau tout bouleverser. Les demandes de naturalisation sont freinées du côté français, par crainte d’une cinquième colonne constituée par ces juifs restés italiens. Et ces mêmes juifs italiens, qui s’étaient massivement mobilisés durant la première guerre mondiale pour soutenir l’effort de guerre, se retrouvent désormais suspectés d’être des agents de l’étranger par les autorités françaises !
Les juifs livournais, entre Vichy et Rome
La drôle de guerre ne changera rien à cette perte d’influence. Les dirigeants livournais ne savent plus désormais vers qui se tourner : vers la France de Vichy ? vers l’Italie de Mussolini, partenaire d’Hitler ? Ils doivent quitter les principales institutions à la tête desquelles ils jouaient un rôle d’influence – loges maçonniques, banques, chambre de commerces.
Le débarquement des alliés en Afrique du Nord en 1943, et la courte occupation allemande de l’automne 1942 à la fin du printemps 1943 achèveront de réduire la superbe de cette communauté installée depuis plus de deux siècles, et qui contrôlait une bonne partie de l’économie du pays. Raflés par les allemands, qui cherchent une main d’oeuvre gratuite, les juifs italiens sont faiblement protégés par les soldats italiens présents sur place. À l’arrivée des alliés au mois de mai, cette communauté n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut.
Richement documenté, sur la base de nombreuses interviews réalisées auprès de juifs livournais qui n’étaient encore que des enfants durant les événements retracés plus haut, ce livre – disponible sur Amazon ou en ligne, mérite une lecture approfondie, de la part de tous ceux que le destin des juifs de Tunisie intéresse.
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec