Les effets sociétaux de la révolution numérique
A l’invitation Mme la sénatrice Morin-Desailly, présidente du groupe d’études « Média et Nouvelles Technologies », j’assiste ce matin à un colloque sur les effets sociétaux de la révolution numérique. Je vais essayer de vous fournir un compte-rendu des débats auxquels j’assisterai (cela ne signifie pas que je suis d’accord avec tout ce qui y est écrit).
Note: cet événement est retransmis en direct sur le site du Sénat et sur Twitter…
Introduction de la sénatrice Morin-Desailly
Internet bouleverse la relation au temps (immédiateté des échanges, des données), à l’espace (accès à des cultures, des entreprises autrefois hors d’atteinte). S’ensuit la diffusion du film sur les lunettes Google…
Le citoyen lambda, acteur de la connaissance sur Internet
Marc Foglia, professeur agrégé et docteur en philosophie
A la renaissance, l’accès à la connaissance est modifié par l’introduction du livre imprimé. L’apparition d’Internet et de l’Internet mobile est du même ressort. Avec le livre imprimé, l’accès à la renaissance se démocratise, mais ce changement s’accompagne du déclin d’institutions auparavant toutes puissantes, comme l’Eglise.
D’avantage que le contenu, c’est la manière de fréquenter ces contenus qui se modifie, comme le montre un passage de Machiavel, cité par Marc Foglia.
L’apparition d’un tel processus suscite à la fois espoirs et inquiétudes. Un humaniste comme Michel de Montaigne même s’inquiète de l’apparition du livre imprimé, par le risque de développement de ce qu’il appelle le « pédantisme »: l’accumulation de savoirs non possédés, par opposition à la structuration d’un mode de pensée.
De nouveaux outils voient le jour, comme Wikipedia, qui modifient le mode de diffusion des savoirs: désormais, les « usagers » peuvent devenir des sources d’information, au même titre que des individus plus « savants ». Serait-ce le triomphe de l’amateurisme dans l’accès à la connaissance, ou de la démocratie de la connaissance? C’est aussi l’apparition de ce qu’on appelle « l’intelligence collective », à ne pas confondre avec le bouche à oreille. La disparition de la notion d’auteur peut créer un vide juridique.
L’homme sans « qualités » est le mieux placé pour parler de ce que tout le monde devrait savoir.
Quelle est la validité scientifique des savoirs ainsi transmis? Le pari était risqué il y a dix ans, mais aujourd’hui , en Allemagne ou en Angleterre, le Wikipedia local est considéré supérieur aux grandes encyclopédies locales: sur la rapidité des mises à jour bien sûr, mais aussi parfois sur la clarté. Ainsi, de nos jours, une entreprise quasi anonyme joue un rôle majeur dans la diffusion des savoirs.
Internet permet également la diffusion de savoir dans un mode d’auto-diffusion ou d’auto-archivage. Certains scientifiques comme Grigori Perelman s’y sont lancés avec succès.
La connaissance sera-t-elle toujours disponible sur Internet? Rien n’est certain. La connaissance apparaît comme un bien collectif, gratuit, toujours disponible. La question essentielle n’est plus celle de l’accès à la connaissance mais comment utiliser au mieux l’accès à ces connaissances.
Le problème que pose Internet, c’est la surabondance des connaissances. Autrefois, le maître guidait l’élève dans l’accès à la connaissance. Aujourd’hui, c’est Google. Chacun pose la question qu’il veut, sans l’aide d’aucun maître. On est confronté à une multitude de réponses, mais sans aucun guide: c’est la liberté du vide.
En conclusion, il ne faut pas se laisser abuser par la technologie. Elle facilite, accélère l’accès à la connaissance, mais cela ne suffit pas.
La culture du livre ou la culture des écrans, les effets sur l’école
Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste
Comment les diverses cultures créées autour du livre ou des écrans peuvent se compléter, s’entremêler?
Pendant très longtemps, la culture des écrans a été construite sur celle du livre, linéaire. Or c’est une erreur, comme Serge Tisseron va l’expliquer. Et les répercussions sont importantes.
Le passage du livre à l’écran provoque 3 bouleversements: culturel, cognitif, psychologique.
Culturels d’abord: c’est un conflit entre singulier et pluriel.
- Culture DU livre (au singulier), culture DES écrans (au pluriel). On lit un seul livre à la fois, mais on accède à plusieurs écrans à la fois: ordinateur, télévision, téléphone.
- Sans parler de la division des écrans de télévision dans la retransmission de certains événements comme les jours d’élection.
- Par ailleurs, le lecteur est isolé, mais plusieurs spectateurs peuvent observer le même écran.
- L’auteur unique marche mieux que le livre multi-auteurs, alors qu’à l’écran, l’oeuvre est le résultat d’une collaboration.
- La pensée du livre est linéaire. On répond à des questions: où, quand, comment, pourquoi. On tourne les pages d’un livre dans une succession temporelle. Sur une tablette numérique, c’est totalement différent, on peut passer d’une page à l’autre.
- La structure chronologique est aussi linéaire. La mémoire est événementielle. Les écrans favorisent une mémoire de travail.
- Sur un livre, c’est thèse, antithèse, synthèse. Sur un écran, c’est quasiment impossible.
- La culture du livre s’inscrit dans l’éternité, alors que sur les écrans, on répond à un besoin temporel.
- Sur le livre, chacun n’a qu’une identité, alors que la culture des écrans permet de changer de rôle, d’endosser des identités successives.
- La relation aux autres est transformée: on passe d’une relation vertical à un sachant vers une relation horizontale vers les « sans qualités » et l’apparition d’une intelligence collective.
- Les écrans permettent à chacun de produire lui-même ses propres images.
- Dans le domaine du livre, c’est un modèle déductif, alors que sur les écrans, c’est un apprentissage basé sur le test / erreur, sans mode d’emploi.
- Il faut choisir le moment d’acquisition de ces cultures. Le tout petit doit acquérir les repères spatiaux en premier, puis ensuite les repères temporels. Serge Tisseron propose donc d’introduire les écrans au bon moment, et d’éduquer les enfants sur les passages de l’un à l’autre.
- Il faut aussi favoriser le travail en groupe. La culture des écrans, ce n’est pas un écran par enfant, mais un écran pour plusieurs enfants.
- Il faut favoriser la relation aux images.
- Il faut permettre aux enfants de produire du contenu pour l’école: valoriser et critiquer à la fois.
Bruno Patino, directeur général délégué au développement numérique et
à la stratégie de France Télévisions et directeur de France 5
3 questions abordées:
- Comment s’informe-t-on aujourd’hui?
- Comment informe-t-on aujourd’hui?
- Que sait-on du devenir de l’information en temps qu’activité?
Comment s’informe-t-on aujourd’hui?
La révolution des supports est désormais faite. Entre 70 et 85% des individus passent désormais par des écrans pour s’informer: la presse écrite est en déclin, plus aux Etats-Unis, moins en Allemagne. Un support va-t-il supplanter l’autre: la question semble datée (et donc?…).
Les supports professionnels restent les éléments majeurs dans l’organisation du débat public. Certains individus, certains voix peuvent émerger mais de façon très momentanée: le débat reviendra toujours aux sources professionnelles.
Mais attention, ces sources professionnelles évoluent. L’internet de 2012 est social, contrairement à l’internet d’il y a 10 ans. L’internet actuel connaît mes intérêt, mes amis, mon contexte. L’information s’adapte à sa cible: on n’en a pas encore mesuré le plein impact. La vraie révolution tient à cela.
Comment s’informe-t-on aujourd’hui?
Qu’est ce que cela change pour les journalistes? Distinguons journalistes citoyens, amateurs, professionnels. Aujourd’hui, il n’y a pas de modèle amateur qui incarne le mode de travail du journaliste: la collecte, l’éditorialisation, la hiérarchisation et le commentaire.
On ne peut cependant plus faire de distinction entre les journalistes professionnels et les journalistes nouveaux médias. Petit à petit, c’est le rapport au temps qui détermine le mode de travail dans les salles de rédaction. C’est le délai pour délivrer l’information qui définit le travail du journaliste. Un journaliste ne sait plus sous quel format ce qu’il produit sera lu: imprimé, sur le site internet, via un tweet, …La protection du mode de travail d’auteur collectif disparaît.
Que sait-on du devenir de l’information en temps qu’activité?
Enfin, le modèle économique a son importance (enfin!). C’est l’introduction des rotatives qui a modifié la perception du rôle et du travail du journalisme: l’information comme on la connaît aujourd’hui est un leg de l’économie industrielle, donc basée sur des économies d’échelle: la page des sports paie la page sur Bagdad. Le numérique détruit tout cela. Les modèles économiques se détruisent les uns les autres. Il y a deux débats, ce n’est pas le débat gratuit / payant qui doit prédominer: on n’a jamais payé pour l’information, mais pour son support. Les deux débats sont:
- l’information doit-elle être considérée comme un bien publique? (Jurgen Habermas)
- l’information doit-elle être traitée comme un bien d’expérience?
On ne peut pas décrété le nouveau modèle économique de l’information, il faut le trouver.
Les entreprises et le numérique
François Momboisse, vice-président du Conseil national du numérique
Qu’est ce que la révolution numérique, notamment en se penchant sur le commerce et les biens culturels, et qu’est ce que cela change dans l’entreprise.
Deux caractéristiques de la révolution numérique:
- On ne sait pas où on va, ça change tout le temps. MySpace, SecondLife, ont disparu après des périodes euphoriques. Alors que le marché du sucre bouge assez peu.
- Elle est dominée par les sociétés américains (la bande de GAFA, Google, Amazon, Facebook, Apple). Ces acteurs dominent car ils contrôlent l’accès, notamment via les tablettes.
Les ventes via Internet progressent dans tous les pays du monde. On a passé l’étape de l’émerveillement, ça marche dans la quasi totalité des cas, mais certains sites sont meilleurs que d’autres.
Dans le domaine culturel, quelques changements sont apparus:
- on peut vendre sur internet les mêmes biens que les biens culturels physiques
- la numérisation (dématérialisation?) se développe. En France, on n’a pas encore vu de vrai multisupport, on s’est plutôt intéressé aux livres homothétiques. Mais ça va changer.
- le lien de propriété a changé. Qui est le propriétaire, celui qui a acheté ou celui qui possède (par copie)? La plus grande richesse n’est plus la collection de disques, mais l’iPod.
- le développement de la gratuité, peer to peer ou piratage.
Selon François Momboisse, le livre ne disparaîtra pas totalement: le livre de poche à 5€ continuera à exister, mais le livre broché à 20 ou 30€ est en péril.
D’autres formes de commerce sont apparues, comme le C2C (achat d’occasion, notamment sur Amazon). Le click & collect s’est développé (jusqu’au Drive). La vente via mobile casse des barrières, notamment de TVA.
Quelles conséquences?
- Les marques vendent en direct, sur Internet, et contournent le secteur de la distribution.
- Le commerce physique est en déclin. Le consommateur face à un linéaire, sans aide, n’apporte aucun plaisir; Internet permet de s’en passer.
- L’accumulation des connaissances par les géants du net va leur permettre de contourner des intermédiaires, comme les agences de voyage ou les voyagistes eux-mêmes.
Qu’est ce que cela change dans l’entreprise?
Internet change l’image des entreprises. L’exemple de la vidéo Google Glass est illustratif: on y voit des jeunes, qui ne travaillent pas, qui consomment des loisirs. Du coup, l’image de l’entreprise n’est pas florissant.
Le plus gros changements, c’est le bouleversement des structures hiérarchiques. Passer de top-down à collaboratif est le plus gros changement.
Les impacts du numérique dans le développement des entreprises
Jérôme Leleu, dirigeant du Groupe Interaction et membre du think tank « Renaissance numérique »
La France des entreprises est-elle en retard dans le numérique?
- 50% des entreprises n’auraient pas de site internet. Au Royaume-Uni, c’est 80%.
- Seulement 2,1% des entreprises créées sont des startups (24000 sur 1 160 386 en 2009). Près d’un tiers des startups sont dans la région Ile de France
- 95% des entreprises françaises ne feraient aucun usage des réseaux sociaux (source: étude Email-Brokers)
En France, le numérique ne détruit pas d’emplois mais en crée: 700 000 emplois net en 15 ans. Nouveaux métier set nouvelles opportunités, notamment avec Facebook.
Il y a de belles réussites françaises: Ventes-Privées, Au Féminin, Price Minister, Deezer, Criteo, 1000 mercis, Meetic, etc.
Le numérique permet d’accélérer la croissance, ou d’améliorer la productivité de certaines entreprises. Il devrait peser pour 5,6% du PIB en France en 2015.
Tendances 2012 de l’Observatoire mondial Netexplo
Bernard Cathelat, fondateur du Centre de communication avancée Styles de vie
Le forum Netexplo, c’est des têtes chercheuses qui cherchent des innovations sur les 5 continents: 400 en tout cette année. L’objectif est de trouver des tendances, essentiellement sous l’angle sociologique: ce n’est pas le projet technologique qui importe. 5 tendances ont été identifiées pendant cette étude:
Track & Profile.
N’importe quel objet peut acquérir de la mémoire et se rappeler de qui s’en est servi, à quelle heure, pour quelle durée. Le tracking médical se développe, le tracking familial (pour les très jeunes ou les très vieux) aussi, le tracking de foules également, comme le tracking communautaire. On débouche sur des applications de plus en plus opérationnelles: AADHAAR, Smart Car et FreeMonee, et le développement d’un double pouvoir God-Father vs. Big Brother. Tout ce qui est techniquement possible est-il bon et légitime?
Crystal World
On passe de la culture du Secret du monde réel, à une culture de la Transparence sur le web. Mais aussi d’une culture du Secret d’état à une culture de l’Open Data. De la confidence à la self exposition: on se raconte beaucoup, en vrai ou en moins vrai.
L’enjeu est celui de la réciprocité: les puissants en savent de plus en plus sur nous, sont-ils prêts à la réciprocité. Allons nous passer du profilin des consommateurs à celui des employés ou des citoyens?
I.D. Drama
Internet permet de multiples identités. On peut s’inventer, voire se réinventer. Au début de l’Internet, il y avait l’Alter-web, où l’identité était oubliée, inutile. Puis on est passé dans un mode web-ti-world. Avec les réseaux sociaux, on est capable de réécrire sa vie, de se créer une, voire plusieurs identités.
Autre tendance: rechercher l’anonymat absolu.
Pour les entreprises, quel est le plus intéressant: le CV mono-identitaire, ou le CV souple et flexible?
Sway Capital
Nos identités numériques ne sont plus un jeu, mais deviennent un enjeu monnayable: on passe de la fraternité à la marchandisation.
Les réseaux sociaux sont nés d’un besoin affectif: exister sur Internet, à défaut d’exister dans la vie réelle. L’ami numérique n’est plus simplement un pote, une relation, mais des outils, des objets qui nous servent dans la vie réelle, et ont une valeur marchande (notamment sur Facebook): vive le Klout.
C’est aussi vrai dans les réseaux sociaux internes, dans les entreprises (Note: déjà présent dans blueKiwi en 2007…).
A terme, on va voir apparaître un indice d’influence consommateurs.
Match marketing
Le marketing a évolué. On est passé de la cueillette (années 50), au marketing de masse (70), au marketing typologique (la segmentation, années 80), au marketing de fidélisation (90).
Désormais, on parle de catch et de match marketing: au lieu de faire de la segmentation et d’adresser des groupes, un marketing qui vise de individus, qu’on est censé connaître, repérer avec un intérêt immédiat.
Lien avec l’intervention précédente: on ne paiera plus pour de l’information générique, globale, mais pour de l’information ciblée, construite pour moi. (Note: pas sûr qu’on préfère une info très ciblée, qui n’est plus une info au final par rapport à une info généraliste)
En conclusion, voici la version revisitée de la vidéo des Google Glasses. Etonnante!
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec