Le Sofagate, ou comment avoir l’air Ottomane
Depuis 24 heures, on ne parle plus que de cela : le Sofagate. À la télévision, dans la presse, sur les réseaux sociaux, le monde n’a plus d’yeux que pour cette sordide histoire de chaises musicales, un mélodrame qui a tourné au désavantage de la présidente de la Commission européenne.
Scandale ? Très certainement.
Mais aussi une démonstration de force de la part de madame van der Leyen.
Les acteurs
Rappelons donc que ce petit mélodrame s’est joué autour de trois personnes.
- Ursula van der Leyen : présidente de la Commission européenne depuis juillet 2019, succédant à Jean-Claude Juncker, au terme d’une procédure chahutée, sans le soutien des gouvernements français et allemand.
- Recep Tayyip Erdogan : président de la république de Turquie depuis 2014, il fait partie d’un ensemble de dirigeants étrangers autoritaires, parvenus au pouvoir ces dernières années, et dont la ligne politique vise à un renforcement de l’influence à l’étranger, dans l’espoir de retrouver leur gloire passée.
- Charles Michel : ancien premier ministre de la Belgique, il est président du Conseil européen depuis décembre 2019.
Le contexte
Au cours de la visite effectuée par les deux représentants de l’Union européenne à Ankara, les trois dirigeants se sont dirigés vers un salon pour des échanges qu’on espère fructueux. Ce salon, décoré sobrement, affiche les deux drapeaux turcs et européens, dans une ambiance paisible et confraternelle. C’est au moment de prendre place sur les sièges qui leur étaient réservés que l’incident se déroula, comme l’illustre la vidéo suivante.
Dans ce salon aimablement décoré, comme je l’évoquais à l’instant, on ne trouve que deux fauteuils et un sofa (le second sofa, sur la droite de l’écran, compte pour du beurre, il est réservé aux traducteurs et ministres invités). Ces fauteuils, d’un modèle assez traditionnel, dotés de deux accoudoirs, n’ont pas l’air très confortables. Sur le côté, face à ce qui pourrait bien être un écran de télé de dimension respectable, se trouve un large sofa à trois places, voire quatre, doté de plusieurs coussins à l’aspect rebondi.
Deux fauteuils, un sofa, combien de configurations ?
Un rapide calcul qui relève de la combinatoire la plus classique montre qu’il n’y a que quelques possibilités.
- Premier scénario : les trois dirigeants s’installent sur le large sofa et regardent les chaises vides. Possible, mais peu probable. À quoi serviraient les fauteuils vides, dans ce cas ?
- Second scénario : deux dirigeants s’installent sur le sofa, en respectant la distanciation réglementaire en situation de Covid, leur collègue prenant place à côté d’eux. Aux symétries près, il n’y a que trois possibilités, que je laisse le lecteur établir par lui-même. Il va de soi que pour celui ou celle qui s’installe seul sur l’un de ces fauteuils rigides, c’est la honte assurée.
- Troisième scénario : un seul dirigeant prend place sur le sofa, les deux autres s’installant sur les fauteuils. Un choix qu’on a du mal à cautionner, car il signifie, de la part de celle ou de celui qui occupe seul le sofa, un avantage fort sur ses deux homologues.
- Quatrième scénario : le fauteuil reste vide, deux dirigeants prennent place sur les fauteuils, le troisième s’installe sur les genoux d’un d’eux. Aux symétries près, il y a donc 6 possibilités, dont deux particulièrement sexistes et scabreuses.
- Cinquième scénario : dans une démarche de totale égalité, les trois dirigeants prennent place accroupis au sol, en fumant un calumet de la paix.
- Sixième scénario : les trois dirigeants restent debout, une forme originale de sommet franco-européen, mais qui présente l’avantage de ne nécessiter que peu de meubles. Visiblement, ce scénario a été occulté.
Oui mais ce calcul, cette analyse, demande des efforts. De la concentration. Dans un contexte difficile, où tout acte est scruté, où tout déplacement, même des bras, est minuté. L’intelligente et raffinée présidente de la Commission européenne, visiblement plus forte en calcul mental que ses deux acolytes, a réalisé ce calcul de tête. Et la vidéo le démontre.
Car comme en football, c’est grâce à la vidéo qu’on peut réellement détecter ce qui se passe. La débauche d’énergie, produite par le fonctionnement subtil de ses centaines de milliards de neurones, provoque un léger relâchement des cordes vocales, et on entend clairement, sur la vidéo, madame van der Leyen laisser passer un « Hum » non pas réprobateur, mais plutôt méprisant : « moi, bande de noeuds, j’ai compris ».
Et c’est là que se produit l’incident.
Le sofagate
D’un geste impérieux, madame van der Leyen se place devant le sofa.
Cette scène là, on l’a tous vécue un jour, dans pareille situation : deux fauteuils, un canapé, trois individus, et l’un d’eux annonce, péremptoire :
« C’est moi qui prends le canapé »
Ça ne vous rappelle rien ? Des soirées entre cousins devant la télé ? Un apéritif chez des copains. Un rendez-vous chez le dentiste ? Un après-midi télé avec les gosses ?
Cette situation grotesque, c’est celle qui s’est jouée sous les yeux médusés de la presse, et des délégués et ministres turcs et européens.
On ne saurait imaginer la honte ressentie par Charles Michel et Recep Tayyip Erdogan, contraints de poser leurs fesses sur des sièges aussi rigides que droits. D’ailleurs, leurs visages expriment visiblement une souffrance intérieure, fruit de longues années de persécution de la gente masculine. par des dirigeantes de la trempe de madame van der Leyen.
Il faut des années d’expérience pour gagner au jeu des chaises musicales.
En remportant la présidence de la Commission européenne en 2019, puis en infligeant un réel camouflet à messieurs Michel et Erdogan, madame van der Leyen a clairement montré qu’elle dispose de ce qu’il faut où il faut pour tenir tête aux dirigeants les plus durs.
Que Xi Jinping et Vladimir Poutine se le tiennent pour dit (je laisse Joe Biden de côté, lui, de toute façon ne tiendrait pas une minute).
Madame van der Leyen, l’air ottomane, a montré qu’elle ne se laisse pas marcher sur les pieds.
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec
Hervé,
Septième scénario : quelqu’un s’assit sur les genoux de l’autre.
je te fais un copié/collé du site de france info :
« Démenti par l’exemple de Jean-Claude Juncker quelques heures plus tard : l’ancien président de la Commission reconnaît bien une préséance protocolaire du président du Conseil européen (c’est à dire Charles Michel) sur celui de la Commission (Ursula) et souligne qu’il se pliait de bonne grâce à cette hiérarchie protocolaire.
Bref : la tempête autour de ce que l’on a appelé le Sofagate sur les réseaux sociaux semble bien être avant tout européano-européenne, sur fond de rivalité sourde entre les présidents des différentes institutions européennes. Il faut dire qu’ils sont nombreux. D’ailleurs il ne faudrait pas oublier le 3e président européen, celui du Parlement, lequel pourrait mettre tout le monde d’accord : dans l’ordre protocolaire en tout cas c’est lui qui, normalement, occupe la première place. Il est d’ailleurs le seul des trois présidents européens à avoir été élu.