Le plus grand parti de France
Dieu, que c’est dur de remporter une élection.
Songez un peu à toutes les étapes qu’il a fallu traverser, toutes les embûches qu’il a fallu éviter. Se rendre légitime, d’abord, et obtenir la caution de son parti. Établir son programme. Constituer son équipe de campagne, sa liste électorale. Gérer les ambitions des uns, les aspirations des autres, les déceptions et les frustrations de ceux qui se retrouvent en position inéligible. Lutter contre les dissensions, et le risque de scission au sein de son propre parti.
Mas ce n’est pas fini. Il aura fallu faire campagne. Tenir des discours dans des salles parsemées. Serrer des mains – ou taper des coudes, selon les périodes – tracter dans les marchés, à la sortie des bouches de métro, dans la rue, sans oublier de mobiliser les colleurs d’affiches, de recoller parfois les mêmes affiches par-dessus celles que les partisans d’un concurrent auront dégradées ou recouvertes de fausses moustaches. Il aura fallu, parfois, se faire vilipender sur ces mêmes marchés, éviter tartes à la crème ou gifles (devenues un peu plus à la mode, semble-t-il, depuis la soufflante présidentielle).
Et ce n’est pas tout.
Pour l’emporter, il aura fallu présenter son meilleur sourire à la presse et aux télévisions, au moment de sortir de l’isoloir et de glisser son enveloppe dans l’urne, tout en sachant que seuls 12% des électeurs se seront mobilisés à la mi-journée, un désastre auto-annoncé et la menace de voire les partis mineurs tirer leur épingle du jeu. Le soir du premier tour, il aura fallu prononcer prononcer le discours qui va bien, pour assumer sa défaite en cas de score pathétique, ou au contraire rassembler les électeurs qui auront voté pour des concurrents au score pathétique, et que vous souhaiteriez accueillir la semaine suivante dans le camp de vos propres électeurs.
Il aura parfois fallu passer sur un plateau télé, répondre aux invectives des concurrents, aux quolibets des journalistes moqueurs, toujours ravaler sa fierté et déclamer le même discours, avec la même conviction.
Et se coucher, tard le soir, en se disant : tout ça pour ça ?
Tout ça pour 67% d’abstention ?
Tout ça pour un peu plus d’une dizaine de millions de votants ? Un français sur six ou sept, à peine ?
Oui, tout ça pour ça. Tout ça pour lutter contre le plus grand parti de France, celui qui, sans faire campagne, sans mobiliser qui que ce soit, sans avoir à veiller sur son budget decampagne, sans serrer les mains, a réussi à convaincre deux électeurs sur trois.
Un crève-coeur, vous dites-vous ? C’est possible. À lire les messages appelant à se mobiliser, émanant de tous les partis en lice, on se dit qu’effectivement, au-delà des clivages politiques, toute cette caste commence à sentir le poid grandissant de l’abstentionnisme ambiant.
Saleté d’abstentionnistes.
Mais est-ce vraiment sa faute, à l’abstentionniste ? D’ailleurs, qui est-il cet abstentionniste ? Un électeur du camp d’en face (c’est certain) ou de son propre camp (ça reste possible) ? Un passionné de foot (tout aussi possible), de tennis ou de F1, un paresseux qui aime lézarder le dimanche (après plusieurs mois de confinement, comment lui en vouloir) ?
Personnellement, j’ai ma petite conviction.
L’abstentionniste, c’est ce gars-là, qui comme vous ou moi, ne comprend pas vraiment, ou plus vraiment, pour quoi, pour qui il vote. Parce que le millefeuille électoral est devenu illisible. Parce qu’il a l’impression qu’à force de politiser les élections, on les rend incompréhensibles : à quoi bon nous expliquer que voter pour le candidat Tartempion, à l’échelon local, c’est soutenir le président Macron, puisque justement, on a établi les collectivités locales afin de dissocier action locale et gouvernance globale ? Le risque, en faisant cela, en « instrumentalisant une élection », c’est d’instaurer une grande confusion.
Prenez les élections régionales, instituées en 1986 dans le cadre du grand projet de décentralisation. Elles permettent d’élire les conseils régionaux, certes, mais quelles sont leurs attributions ? Et les départementales, qui ont remplacé les cantonales en 2014, à quoi servent-elles exactement ? Qui, de la région, du département, de la mairie ou de l’état – si tant est que les trois premiers ne représentent pas ce dernier – est responsable de la réfection des routes, de la construction des écoles, de la lutte contre la petite délinquance, de l’équipement des polices municipales ou de l’autorisation ou non de grands rassemblements ?
En toute honnêteté, seriez-vous capable de réussir le petit test suivant du premier coup ?
Qui est responsable de quoi ? | Conseil régional | Conseil départemental | Conseil municipal | Gouvernement |
Réfection des routes | ||||
Construction ou fermeture d’un hôpital | ||||
Lutte contre la délinquance (petite et grande) | ||||
Organisation de vaccinodromes | ||||
Autorisation de rave parties | ||||
Construction de pistes cyclables | ||||
Fête de la musique (attention il y a un piège) | ||||
Pass culture (300 euros pour les jeunes) | ||||
Distribution de repas gratuits aux pauvres (deuxième question piège) |
Faites le test autour de vous. Demandez à vos proches de remplir ce petit tableau. Vous serez surpris du degré de perplexité de vos interlocuteurs. Alors ne vous demandez pas pourquoi il y a autant d’abstentionnistes.
Et ne me demandez surtout pas de vous aider à trouver les bonnes réponses : je ne les connais pas.
Et pourtant, je ne suis pas un abstentionniste.
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec