Le « décret pantoufle » : un effet collatéral bénéfique de mai 68

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par Rolland Russier (X67), Jean-Pierre Florentin (X67), François Hamy (X67)

Introduction de Serge Delwasse

Chers amis : le texte que j’ai l’honneur de vous présenter ci-après a été refusé par (rayer la mention inutile) la Jaune et la rouge/ l’Humanité/ la Pravda et son (conserver toutes les mentions inutiles) excellent Rédacteur en Chef Adjoint/ Délégué Général Adjoint de l’AX/ Sous-chef-du_Monde au nom de (rayer les mentions inutiles) l’air du temps/ la bien-pensance/ le politiquement correct/ « Scrogneugneu, je fais ce que je veux, je suis rédac’chef adjoint après tout. Déjà, lorsque j’étais Secrétaire Général de l’AX, je faisais ce que je voulais, alors je n’ai aucune raison de changer »

C’est dommage. Outre qu’il éclaire de façon intéressante la manière dont certaines décisions structurantes – bien sûr cela n’engage pas la sûreté de l’Etat, mais ce n’est tout de même pas anecdotique – sont prises au sommet de l’Etat. A ce sujet, je ne peux que vous encourager à lire – il le raconte dans son ouvrage La Poule aux Oeufs d’Or, à ne pas confondre avec son dernier opus – la manière dont notre camarade Gérondeau (X57) est, facilement, sans concertation aucune, sans mandat de qui que ce fût, parvenu à faire prendre la funeste décision de donner l’exécutif de l’X au président du CA, décision que le MinArm et la DGA, 15 ans après, ont bien du mal à détricoter… Outre qu’il éclaire etc, donc, il est un témoignage vivant de l’histoire contemporaine de notre Ecole. Et ça c’est bien

« Qui ne connaît pas son histoire est condamné à la revivre ». C’est – entre autres – pour cela que je me suis attaché à étudier, présenter, décrire l’histoire de notre Ecole. Je suis heureux du témoignage de Russier, Florentin et Hamy, témoignage dont je crois savoir qu’il n’est que le prélude à une histoire de mai 68 à l’X.

Il est donc dommage que la JR n’en ait pas voulu. C’est une occasion, peut-être, de se poser des questions fondamentales sur ladite JR ? genre :

  • A quoi sert-elle ?
  • Doit-elle être une revue scientifico-business ou une simple gazette paroissiale ?
  • Doit on continuer à publier la revue papier ou, zau contraire, basculer vers du tout numérique ?
  • Quelles sont l’utilité et l’impact réputationnel du cahier dit « entreprises » ?
  • Quel est le rôle du comité éditorial ? quel est le mode de désignation de ses membres ? Devant qui sont-ils responsables ?

Bon, j’arrête :). Revenons à la pantoufle et à son décret…

[edit du 17/2/24 : j’ai reçu pas mal de témoignages ou de commentaires. Je les publie à la suite de l’article, anonymisés bien sûr.]

Rolland, Jean-Pierre, François, c’est à vous…

Le « décret pantoufle » : un effet collatéral bénéfique de mai 68

Aujourd’hui, peu de « pantouflards » savent d’où vient cette pratique établie (et qui leur semble tout naturelle) qui exonère les X démissionnaires du remboursement des frais de scolarité, sous condition d’obtenir un diplôme complémentaire : j’ai nommé « le décret pantoufle ». Et les acteurs à l’origine de cette petite révolution sont eux-mêmes surpris de voir que les bienfaits de leur initiative de 1969 perdurent encore en 2024. Il est donc intéressant, un demi-siècle après, de revenir sur la genèse de cet important décret, fruit inattendu des soubresauts soixante-huitards. 

Ce fameux « décret pantoufle » a depuis été profondément modifié, et reste toujours l’objet de remises en question régulières. En tout état de cause, il a permis à plusieurs milliers d’élèves d’entrer directement dans le monde du privé, ce qui était quasi-impossible auparavant, évolution extrêmement bénéfique pour notre pays.

Alors qu’il avait été préconisé par une commission ad ‘hoc, la « commission Lhermitte », en 1967, il n’avait été programmé ni par le conseil d’orientation de l’AX, ni par nos révolutionnaires soixante-huitards.

Petit rappel sur les évènements de mai 68

En mai 1968, la France a vécu une flambée de manifestations, de grèves et de protestations étudiantes et ouvrières qui ont profondément secoué notre société. Malgré sa fin apparente, Mai 68 a eu un impact durable sur la France. Il a ouvert la voie à des réformes sociales et culturelles importantes, notamment en matière de droits des travailleurs, d’égalité des sexes et de liberté d’expression. Il symbolise encore aujourd’hui un moment de contestation et de changement radical dans l’histoire de la France.Menés au départ par les étudiants, les affrontements violents entre la police et les manifestants ont enflammé la situation. L’école polytechnique, située au cœur du quartier latin, était aux premières loges, bien que son statut militaire l’ait tempérée dans ses réactions. L’impact à l’école a été déterminant, tant sur son contenu pédagogique que sur les pratiques et coutumes qui forgeaient l’esprit polytechnicien.L’histoire de mai 68 à l’X, peu étudiée, fera l’objet d’une prochaine publication  

Bref un bel exemple d’une décision prise à rebours des idées dominantes, grâce à l’initiative de quelques cocons qu’on ne risquait pourtant pas de qualifier de révolutionnaires. Grâce en soit rendue à ces camarades déterminés qui se sont investis dans cette mission, en profitant de la situation chaotique du moment.

Pour notre promotion 67, la première conséquence pratique des « évènements » a été un chamboulement complet de l’organisation de notre vie à l’X. Après les vacances d’été 1968, au lieu de reprendre normalement le cours de nos études, nous avons été directement envoyés en école d’application militaire pour plusieurs mois. Sans doute fallait-il remettre la bleusaille dans le droit chemin. Mais revenons à notre pantoufle.

Jean Pierre Florentin (à l’initiative de l’action) : A notre retour d’école d’application, en février 69 et pendant tout le printemps, il y a eu une grande effervescence à Carva, centrée sur le programme d’études, l’introduction d’options (maths, physique/chimie et économie) et même sur le système de notation.

Un beau matin du mois d’avril, je me réveille en me disant qu’on est en train de changer presque tout à l’école (pas le statut militaire, fort heureusement, statut qui présentait bien plus d’avantages que de contraintes), mais qu’une chose n’était pas évoquée : l’obligation de payer la pantoufle en cas de démission. Ce n’était pas rien, elle était estimée à l’époque à 45 000 francs (Pour mieux en comprendre le poids : j’ai été recruté un an plus tard par un grand cabinet de conseil pour 2 900 francs par mois)

J’écris donc une convocation au tableau d’affichage :

« Pour les cocons intéressés par le thème de la pantoufle et de son coût : réunion au Point K à 10h »

Nous nous retrouvons à une demi-douzaine : le kessier François Hamy avec qui j’en avais déjà parlé, et quelques autres.

Convaincus que le jeu en valait la chandelle, nous avons alors décidé de nous atteler à ce dessein. En commençant par la visite à quelques personnalités bien choisies, pour évoquer avec eux les conséquences du coût de cette pantoufle qui conduisait à rendre impossibles ou très coûteuses des études complémentaires à la sortie de l’école : les entreprises prenaient à leur charge une partie du remboursement de la pantoufle ou le coût des études, mais pas les deux.

Pour commencer à défendre notre cause et enrichir notre réflexion, François Hamy et moi-même sommes donc allés visiter :

  • Hugues de l’Etoile (X51), Directeur des Grandes Ecoles au Ministère des armées,
  • Paul Huvelin (X21), président du CNPF (Conseil National du Patronat Français),
  • Jacques Attali (X63) qui allait devenir un des premiers professeurs de la future option d’Economie.

En cette période bénie post-soixante-huitarde, et à notre grande surprise, beaucoup de portes s’ouvraient comme par miracle. Et l’écoute bienveillante des grands de ce monde qui nous recevaient tranchait avec les accueils plutôt froids auxquels nous nous étions déjà habitués auparavant. Comme quoi rien ne vaut une bonne tempête pour redonner du cœur à l’équipage.  Attali nous a en particulier recommandé de faire passer cette réforme par un décret plutôt que par une loi. D’une part cela suffisait, et d’autre part cela éviterait d’attirer l’attention à l’Assemblée Nationale.

En étudiant le dossier, nous avions découvert que les frais de pantoufle avaient été multipliés par dix au cours des dix dernières années. C’était un choix délibéré de Pierre Guillaumat(X28), alors Ministre des armées (1958-1960) pour obliger les élèves à rentrer au service de l’Etat (alors que l’Etat ne proposait de places qu’à moins de 80 % des élèves) –

[ note de Delwasse : la schizophrénie de l’Etat, qui n’offre pas de places dans les corps à tous les élèves, et qui, en même temps, se plaint que trop d’X démissionnent, n’est pas nouvelle. Par exemple la question a été abordée à la Chambre des Députés en 1928 – Fin de la note ]

En particulier, on trouvait dans le calcul des frais d’étude des sommes qui n’avaient pas à y figurer. Une comparaison avec les autres Grandes Ecoles montrait que la pantoufle était surévaluée d’un facteur 10 en moyenne.

Raisons et conséquences, pour les démissionnaires, de l’augmentation de la pantoufle sur 10 ans (1957-1967)

Les objectifs de l’école dans les années 50 étaient de fournir des cadres à l’Etat (et donc, a contrario, pas aux entreprises privées) Voir par exemple le Décret du 17 Juillet 1956 : « Le but de l’Ecole Polytechnique est de former des cadres pour la nation, et plus spécialement pour les corps de l’Etat ». Pour atteindre ce but (éliminer peu à peu les démissionnaires) le ministre Guillaumat avait remis en vigueur le système d’une pantoufle chère, afin de les inciter à rester au sein de l’état. Ci-après l’exemple d’une note du ministère des armées, demandant d’inclure dans le calcul de la pantoufle … « … certains éléments susceptibles de majorer, sans outrepasser le cadre imposé par la loi, les frais mis à la charge des élèves qui, pour des raisons d’intérêt le plus souvent, veulent esquiver l’obligation de servir l’état pendant dix ans« . Effectivement, entre 1957 et 1967, le nombre des démissionnaires a considérablement diminué (108 -> 70) au profit des chercheurs (9 -> 65)

Nous avons bien entendu fait valoir que cette situation mettait en situation d’infériorité les pantouflards par rapport aux élèves issus d’autres écoles d’ingénieurs ou de commerce, mais une des idées qui a le plus porté auprès de la plupart de ces personnalités (très échaudées par les événements de mai 68) était que ce phénomène conduisait un nombre très important de cocons à se diriger vers la recherche qui, en tant que service d’Etat était dispensée de la pantoufle (or il était déjà bien connu à l’époque que c’était un des viviers de la contestation) et que trop peu d’X se dirigeaient vers le secteur privé.

Extrait du rapport remis au Ministre

Une contradiction criante : En aout 1968, la « Commission Lhermitte », groupe officiel chargé de proposer des réformes à l’X, écrivait : « Dans l’optique, retenue par le groupe, du rôle de l’Ecole Polytechnique, les deux années de formation générale dispensées à l’X étant destinées à l’acquisition de méthodes plutôt qu’à l’acquisition de connaissances, une formation complémentaire apparaît comme indispensable« . Comment peut-on seulement penser qu’un élève, entrant dans une entreprise privée et lui demandant de lui avancer sa pantoufle de plusieurs dizaines de milliers de francs, osera demander en plus de lui payer une formation complémentaire, alors qu’il est en concurrence directe avec les élèves d’autres grandes écoles se proposant « gratuitement » et possédant déjà une formation complémentaire (HEC, Centrale …) Donc, si l’on pense qu’il est indispensable aux X d’avoir une formation complémentaire, ne la rendons pas a priori impossible aux élèves démissionnaires ! Le seul moyen de leur permettre de demander cette formation à leur employeur est qu’ils n’aient pas de pantoufle chère à payer. 

François Hamy (notre Kessier) complète :  « Je ne me souviens plus qui m’avait mis au courant d’un sujet assez explosif. L’X, en tant qu’école, recevait une part importante de la Taxe d’Apprentissage, versée par les entreprises. Or cette taxe était utilisée pour financer les labos, alors qu’elle est normalement prévue pour financer les études. Ceci fausse évidemment le calcul du coût des études pour fixer le niveau de la pantoufle. Quelques discrètes allusions à ce « détournement de fonds » ont beaucoup facilité notre argumentation, car l’Astra [Astra = strasse = administration = la mili) ne voulait surtout pas que ça se sût. Un petit peu de chantage n’a jamais fait de mal … »

Jean Pierre Florentin (suite) : Un groupe de travail s’est ensuite réuni, mené par François Hamy pour préparer un dossier formel, au début juin 69, qui a été remis aux diverses personnalités intéressées par l’affaire.

A cette même époque, le 22 juin 69, le nouveau Président Georges Pompidou annonçait un remaniement ministériel. Pierre Messmer était remplacé par Michel Debré au Ministère des Armées. 

Et le calendrier faisant bien les choses, le 14 juillet, à l’issue du défilé militaire, nos deux kessiers étaient reçus à l’Elysée.

Extrait du rapport remis au Ministre

Sociologie de la pantoufle : A cause de son prix élevé et de la difficulté actuelle à se la faire rembourser par l’entreprise qui nous embauche, les élèves de la promotion qui voudraient entrer dans l’industrie privée et dont les parents n’ont pas la fortune nécessaire pour les aider doivent chercher une autre orientation. La plupart des corps étant saturés, ces élèves se tournent vers la recherche, même s’ils n’avaient à l’origine qu’une vocation limitée pour ce genre de carrière. Cette discrimination par la fortune des parents est inadmissible dans une école qui se veut démocratique. Elle ne peut que nuire au pays, un cadre de l’industrie privée passionné par son métier servant à long terme sûrement plus son pays qu’un chercheur sans enthousiasme.  

Pendant cette réception, un ancien X, proche collaborateur d’Alain Poher (redevenu Président du Sénat à l’époque), est venu parler avec les kessiers qui lui ont évoqué le projet. Il les a assurés que c’était une bonne idée, qu’il n’y aurait pas de problème au Sénat et il a maintenu un contact protecteur avec eux ensuite.

Le protocole voulant que les kessiers vinssent saluer le nouveau Ministre des Armées, celui-ci leur demanda quelle était la situation à l’Ecole. Les Kessiers, qui n’attendaient que ça et avaient parfaitement préparé leur discours, l’ont alors informé de l’avancement de la réforme des études et du seul problème qui restait non résolu : la pantoufle. Ils ont même eu le temps de présenter la synthèse de leurs arguments ! Dans les jours qui ont suivi, le Ministre sollicitait à ce sujet Hugues de l’Etoile, qui avait reçu le dossier et partageait ses conclusions.

Tout nouveau ministre cherche à prendre rapidement des décisions qui mettent en valeur son efficacité : rien de mieux que de se saisir des dossiers sur le point d’aboutir de son prédécesseur. L’alignement des planètes était parfait : un premier décret était publié à fin août 69 et au mois d’avril 70 était publié le décret définitif n° 70-323 du 13 avril 1970 relatif au remboursement des frais de scolarité par certains élèves de l’Ecole Polytechnique (J.O. du 16 avril 1970)


Peu importe la forme tarabiscotée dans laquelle est rédigé ce décret, il a existé et fonctionné pendant près d’un-demi siècle.

Une histoire ancienne … et oubliée.

En fait, les arguments développés par notre groupe de travail étaient déjà connus. La commission Lhermitte proposait, en Aout 1967 : « Le Groupe est persuadé que les polytechniciens peuvent rendre autant de services à la communauté au sein des entreprises publiques, des sociétés nationales ou des grandes firmes industrielles privées que dans les corps de l’état. Il faut donc faire cesser les discriminations artificielles qui subsistent entre ces différentes catégories, ce qui sera atteint en particulier par la suppression de la pantoufle.Enfin il sera nécessaire d’éviter, par tous les moyens, que des modes ou engouements passagers amènent un afflux déraisonnable de polytechniciens dans tel ou tel secteur, incapable de leur donner à long terme les satisfactions professionnelles qu’ils peuvent légitimement espérer. » Mais dans la pratique, il n’y eut que la recherche qui pût bénéficier de cette mesure. Pour les démissionnaires (jusqu’à l’intervention in extremis de notre groupe de travail), rien n’apparaissait dans le projet de réforme de l’X de 1969.

Ce décret a n’été abrogé et remplacé qu’en 2015.

Un baroud d’honneur

A la direction des Etudes, certains s’opposaient fortement à ce décret. Ce qui explique sans doute les curieux « oublis » dans le projet initial de réforme, alors que la commission Lhermitte l’affichait clairement comme une bonne chose. Mais le décret fut bien publié le 16 avril, malgré les chausse-trappes diverses. Il reste que l’application pratique pour notre promotion faillit capoter, et fit passer un mois d’aout d’enfer aux éventuels bénéficiaires de la mesure. En effet, pour des raisons mystérieuses, l’administration « n’avait pas connaissance du décret », et ce n’est qu’à quelques jours de l’échéance (le 31 aout) que les demandes officielles ont pu être déposées. Un dernier coup de pied de l’âne ?


Ci-dessous quelques copies, extraites du dossier remis.

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