La démocratie des crédules
Il y a des livres dont la lecture est d’utilité publique. La démocratie des crédules, de Gérald Bronner, en fait partie.
Je suis tombé sur ce livre au hasard d’une matinale de France-Culture (saine émission dont je ne saurais que trop vous recommander l’écoute chaque matin, merci encore à Christophe qui me l’a fait découvrir il y a presque 20 ans), à laquelle son auteur était convié il y a quelques jours. L’objet de ce texte d’un peu plus de 300 pages et la qualité de l’intervention de l’auteur m’ont incité à me le procurer, et à le dévorer ces derniers jours.
Democracy is the worst form of government – except for all those other forms, that have been tried from time to time. Nul n’a peut-être aussi bien défini la démocratie que Winston Churchill. Il n’y a qu’à constater les ravages et les instabilités politiques qu’elle provoque au sein de démocraties avérées – Italie, Israël – pour s’en convaincre. Mais c’est à un autre travers de la démocratie que s’attaque Gérald Bronner.
L’exposé de l’auteur s’appuie sur la notion de marché cognitif: en démocratie, et contrairement aux régimes totalitaires, toutes les opinions jouissent d’une liberté sans limite. Toutes ne bénéficient cependant pas des mêmes facultés de propagation: certaines disposent de larges moyens de diffusion, via la presse ou la télévision, par exemple. D’autres font appel à des grilles d’analyse plus simples à mettre en oeuvre, et bénéficient de ce fait d’une plus grande capacité de diffusion. Pendant de nombreuses années, des freins naturels s’établissaient pour freiner la diffusion des idées et des avis les plus farfelus.
Mais Internet est arrivé, offrant des moyens de diffusion de masse auxquelles certaines idées, certaines informations, n’auraient pas eu droit il y a encore quelques années. Les thèses les plus farfelues comme les plus trompeuses ont pu jouir d’une visibilité inespérée. Faisant appel à des grilles d’analyse moins complexes à mettre en oeuvre, elles reçoivent un accueil des plus favorables, et tendent à écraser des avis plus mesurés, ou simplement plus rigoureux. Le livre regorge d’exemples en ce sens, d’emballements médiatiques dus à des analyses pour le moins rapides, et biaisées, de situation qui auraient mérité un peu plus de profondeur.
Ce livre fait également un sort à l’intelligence des foules, un concept avec lequel j’ai personnellement toujours été mal à l’aise. Que de fois ai-je vu ce concept brandi pour vanter les mérites d’une démarche collaborative ou des médias sociaux. Pour moi, les foules sont loin d’être intelligentes, ce serait même plutôt l’inverse: plus vous rassembler de monde, et plus vous avez de chance de voir poindre des idées extrémistes, douteuses ou simplement fausses. Si Wikipedia est un formidable projet, ce n’est pas parce que chacun donne son avis sur tout, mais parce que certains sont habilités à le faire sur les sujets qu’ils maîtrisent: l’intelligence n’est pas la caractéristique de la foule, mais de certains individus qui s’y trouvent.
L’auteur balaie également l’argument qui voudrait que la crédulité soit le fait des populations les moins éduquées. L’accès aux idées les plus tordues n’est pas l’apanage des moins instruits: l’éducation n’est pas une barrière à la crédulité. Les erreurs de raisonnement touchent aussi bien les individus ayant suivi un cursus universitaire que ceux ayant abandonné leurs études plus tôt. La raison en est que la crédulité consiste plutôt procéder par un jugement de valeur (en bien ou en mal) là où une analyse rigoureuse – mathématique, devrait-on dire, même si le terme n’apparaît pas dans le texte – s’impose.
La démocratie des crédules s’achève par un appel à une démocratie de la connaissance. L’auteur regrette un effondrement des sociétés savantes, dont le nombre a été divisé par huit en un siècle, et dont la moyenne d’âge des membres augmente inlassablement. La diffusion de la connaissance passe par d’incessants relais éducatifs, non pas pendant une période délimitée de la vie, mais tout au long de notre parcours, nous rappelant sans cesse que les différents biais cognitifs ont, de tout temps, été utilisés par les adversaires de la démocratie pour diffuser leurs idées malsaines…
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec
Bonjour et merci pour cette chronique. Je suis très mal à l'aise avec cette vision très centralisée de la connaissance : je sais et le gens sont justes crédules. Pour ce qui est de l'intelligence des foules il y a de nombreuses études scientifiques qui en attestent – voir l'ouvrage de James Surowiecki.
Mon sentiment est qu'ici nous sommes bien plus dans la croyance très française et élitiste (des gens "habilités" je rêve – je vous invite à vous renseigner sur l'histoire de Nupedia, le prédecesseur de Wikipedia, une initiative qu'aurait probablement approuvée l'auteur de ce livre … mais qui a été abandonnée).Je ne partage pas du tout cette assertion selon laquelle "le bon peuple messieurs dames, ils sont un peu bêtes hein, on peut leur faire croire n'importe quoi".
Je suis bien plus en ligne avec l'approche des biais cognitifs de Kahnemann qui traite peut-être le même sujet mais depuis un angle bien moins condescendant et certainement plus scientifique.
Tout à fait d'accord avec toi Cecil, cela m'évitera de faire un commentaire.
Merci pour le commentaire, Cecil.
Ce livre ne dit pas quel le bon peuple est bête, il insiste même sur la crédulité des élites, à commencer par certains de nos présidents… Et il ne s’agit pas d’élitisme et de vision centralisée de la connaissance, mais plutôt d’une vision décentralisée de l’expertise: chacun est spécialiste de son domaine, et il ne me viendrait jamais à l’esprit de donner des directives de vol à un pilote, ou de maintenance d’une installation industrielle à un expert de son domaine.
Toutes nos sociétés reposent sur un système de confiance réciproque: envers le facteur, le boucher, le prof ou l’ingénieur. Le livre le rappelle fort bien dès les premières pages. Mais c’est là que le bât blesse: vouloir à tout prix mettre du participatif et du collaboratif là où cela ne s’impose pas, est le travers dans lequel nous risquons de tomber.
Bonjour et merci pour cette chronique. Je suis très mal à l'aise avec cette vision très centralisée de la connaissance : je sais et le gens sont justes crédules. Pour ce qui est de l'intelligence des foules il y a de nombreuses études scientifiques qui en attestent – voir l'ouvrage de James Surowiecki.
Mon sentiment est qu'ici nous sommes bien plus dans la croyance très française et élitiste (des gens "habilités" je rêve – je vous invite à vous renseigner sur l'histoire de Nupedia, le prédecesseur de Wikipedia, une initiative qu'aurait probablement approuvée l'auteur de ce livre … mais qui a été abandonnée).Je ne partage pas du tout cette assertion selon laquelle "le bon peuple messieurs dames, ils sont un peu bêtes hein, on peut leur faire croire n'importe quoi".
Je suis bien plus en ligne avec l'approche des biais cognitifs de Kahnemann qui traite peut-être le même sujet mais depuis un angle bien moins condescendant et certainement plus scientifique.
Tout à fait d'accord avec toi Cecil, cela m'évitera de faire un commentaire.
Intéressante idée. La société met en place des systèmes de contrôle qui permettent d’éviter les idées farfelues. Internet est une innovation à laquelle ces systèmes ne se sont pas encore adaptés.
Je crois aussi que nous avons vécu une période où nous avions collectivement envie d’être crédules. Je me souviens d’un maître d’école post 68 qui disait à sa (ma) classe, en substance, qu’il n’y avait maintenant plus besoin d’apprendre. Qu’il s’agissait d’utiliser son intelligence. De même les gouvernants nous ont dit, avec M.Reagan, que le « problème c’était l’Etat ». Il ne fallait plus gouverner, juste le démanteler, et le bonheur en résulterait. Idem pour les entreprises.