Je ne suis pas ton frère
Une langue qui n’évolue plus, c’est une langue morte. Le français n’est, dieu merci, pas une langue morte. Mais certaines évolutions récentes de ma langue maternelle me répugnent. Comme celle consistant à qualifier n’importe qui de « frère ».
À vrai dire, il n’y a pas que la langue française qui soit touchée par cette maladie. L’anglais semble être, en la matière, la patient zéro, celle par laquelle le mal est arrivé. On y trouve, au cinéma ou dans de nombreux ouvrages écrits, l’utilisation abusive du terme « brother » ou de son diminutif « bro« . Cela remonte probablement à l’époque de l’esclavage, où les communautés asservies trouvaient, dans cette dénomination un soutien collectif: les esclaves étaient tous des frères de misère, partageant les mêmes conditions abominables. Le terme s’est ensuite répandu dans la culture populaire, jusqu’à franchir, assez récemment du reste, les frontières.
En France, on gardait le terme « frère » pour des occasions bien précises. Frères d’armes, frères de sang, fraternités religieuses ou occultes. Mais dorénavant, on nous donne du frère dans la vie de tous les jours, dans la rue, les files d’attente au cinéma ou dans le métro. Et il y a pire encore, avec ce diminutif de « frèrot » absolument ridicule. Voici ce que nous apprend Google Trends à ce sujet…
Dites-vous bien que ce n’est pas mieux de l’autre côté de la Méditerranée. Il n’est pas rare de se faire qualifier de Akh’i (mon frère en hébreu) en Israël et dans la communauté juive francophone). Et le terme de Kh’ouya (frère en arabe) connaît un usage de plus en plus fréquent aussi bien en Afrique du Nord que dans certaines banlieues. Le sketch de Naim aka Lamine qui suit est à la fois hilarant, et éloquent.
Qu’est ce que cela dénote? La banalisation d’une notion pourtant essentielle, la fraternité. Dans un monde où la violence ressentie et exposée est de plus en plus perceptible, sur les médias de toute sorte, et où toutes les formes d’autorité peuvent être contestées, l’usage accru du terme « frère » et de ses dérivés courants signifie, à mes yeux, que l’on n’accorde plus la même valeur à cette notion essentielle, pourtant à la base de la sainte trinité de la République. Quand la notion de liberté prend le dessus sur toutes les formes de devoir, quand celle d’égalité est érigée en valeur suprême, signifiant ainsi que tout est permis à chacun, il ne faut pas s’attendre à ce que la notion de fraternité fasse long feu.
Les sociétés modernes et démocratiques dans lesquelles nous évoluons voient leurs valeurs s’effondrer. La fraternité, brique fondatrice de nos communautés, en fait les frais.
Non, je ne suis pas votre frère.
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec
Je n’avais pas noté cet usage de frère. Comme quoi nous ne devons pas fréquenter le même monde !
Si mes souvenirs sont bons, il y a un film de Clint Eastwood dans lequel un jeune Bobo appelle « bro » des noirs. Clint Eastwood lui explique qu’il ne sera jamais un « bro ». « Frère » est peut être un cri de ralliement entre opprimés, qui a été récupéré par ceux qui veulent fraterniser avec les opprimés ?
Hello ‘Houya,
j’apprends par ce post que ta langue maternelle est celle de Molière, et non venant d’une contrée qui vient par-delà la Méditerranée 😉
C’est vraiment drôle (ou pas), mais peu de temps avant que publies ton article, j’étais dans la métro, et une personne était au téléphone juste derrière moi, et j’étais halluciné le nombre de fois où il a utilisé le mot « frère » ! Je pense que ce mot est plus rentré dans la ponctuation que dans la signification …
Bon point, la ponctuation !