Innovation de rupture en santé #uemedef14
L’université d’été du MEDF aborde, chaque année, des thématiques autour de l’innovation. Cette année, c’est le secteur de la santé qui fait l’objet d’une attention particulière: innovations de rupture, médecine personnalisée, santé connectée, etc. Voici les notes prises au fil de l’eau de cette première table ronde modérée par Annick Schwebig (comité biotech du LEEM), avec la participation de Laurent Levy (Nanobiotix), Pascal Picq (paléontologue au Collège de France), Dr. Frédéric Revah (Généthon), Pr. José-Alain Sahel (Institut de la Vision). Ces quatre intervenants ont en commun d’être, tous, à la fois des chercheurs et des entrepreneurs.
JAS: l’innovation de rupture, c’est la rupture dans la vie des patients, essentiellement les maladies génétiques qui touchent à la vue (DMLA, etc.). Cela représente plusieurs millions de personnes face à une absence de solution, ou à des solutions insuffisamment applicables. Aujourd’hui, nous avons la chance de bénéficier de technologies de pointe pour mieux diagnostiquer les maladies, mais aussi de thérapies dérivées de la génomique, avec des partenaires industriels et à l’initiative de la recherche publique, ou des innovations majeures comme la rétine artificielle ou le travail sur les cellules souches. L’institut de la vision, c’est 300 personnes au niveau académique, et 250 au niveau industriel.
FR: la mission de Généthon c’est de développer des procédé de thérapie génique pour les maladies rares. L’innovation de rupture tient très souvent à la mise en lien de deux technologies qui viennent de champs différents, pour créer un troisième champ qui sera utile au patient: par exemple, quand Galvani et Volta firent leurs recherches, ce n’étaient pas encore des innovations de rupture, il a fallu attendre plus tard la mise en relation des savoirs pour que l’électricité bouleverse le monde. Pour en venir au Généthon, avec son modèle économique original, il y a 6000 maladies rares, 30 millions de patients affectés en Europe, et la plupart de ces maladies sont d’origine génétique. Pour traiter ces maladies, on essaie de remplacer le gène malade par un gène sain: c’est le principe de la thérapie génique. Cela a l’air simple, mais en réalité c’est complexe à mettre en oeuvre, pour des raisons physico-chimiques: pour faire rentrer ces gènes, il faut un transporteur, en l’occurrence un virus. Ces médicaments sont très compliqués : compliqués à produire, compliqués dans l’adaptation à la réglementation, etc. Généthon intervient dans plusieurs domaines: vision, myopathies, etc.
LL: l’innovation de rupture consiste en une nouveauté à l’interface de plusieurs domaines, et qui va changer la donne pour les patients. Les nanotechnologies utilisent des objets de taille microscopique (1 nanomètre = 0,000000001 mètre). Ces technologies ont révolutionné plusieurs secteurs industriels: automobile, aéronautique, mais aussi la santé. EN santé, il existe des approches avec des objets de grande taille (ex: un scalpel), ou avec des médicaments à plus petite échelle. Avec les nanotechnologies, on crée des objets auxquels on va donner des fonctions, pour amener de nouveaux modes d’action, de nouveaux traitements: des nano scalpels, par exemple. Un champ d’application: le traitement des cancers, pour limiter l’impact des radiothérapies sur les tissus sains: on peut créer, par exemple, des nano amplificateurs pour mieux localiser les traitements.
PP: La nature innove depuis plusieurs milliards d’années, et il est important d’en comprendre les processus. Pour un paléontologue, une innovation de rupture va donner un avantage à une espèce ou à un groupe d’espèces. Il faut bien distinguer une innovation d’une invention. Pourquoi est-il si difficile, en France, de passer d’une innovation à une invention? C’est toute la question. Dans l’histoire des mammifères, il y a eu une période difficile, celle de la domination des dinosaures, cela a eu un impact sur la vision des primates, qui passe à une vision en couleurs d’abord chez les femelles, puis chez les mâles, leur permettant de changer de mode alimentaire (les fruits et non les autres mammifères), la prolifération des espèces végétales (via la dispersion des fèces), etc. Voilà une très belle innovation de rupture pour un paléontologue.
Autre sujet, la sérendipité, terme très apprécié des anglais, alors qu’en France, on parle plutôt de bricolage. Il y a deux types d’innovations de rupture: les collaborations de compétences différentes (ex: l’iPhone), et la sérendipité ‘ex: l’histoire de l’ostéo-intégration). L’ostéo-intégration provient d’une expérience dans un laboratoire anglais, un implant en titane dans l’oreille d’un lapin: les aspects culturels sont importants, en France, on ferait autre chose d’un lapin. Un suédois reproduit l’expérience sur le membre d’un lapin, et découvre que l’implant reste attaché: dans ce pays à la pointe de la recherche dans le domaine dentaire, les conséquences sont immédiates. Conclusion: la sérendipité ne doit pas tant que cela au hasard.
Dernier point: les petites structures sont les plus à même de procéder le plus souvent à des innovations de rupture.
AS: comment passe-t-on de l’innovation à l’industrialisation et à l’entreprise?
JAS: pas toujours facile de trouver le bon interlocuteur. Parfois, il faut créer une entreprise ex-nihilo et trouver les moyens de la financer, et d’autres fois on s’adresse à des acteurs existants. L’industriel ne reste cependant qu’un moyen pour amener l’innovation jusqu’au patient: c’est un partenariat tout au long du projet.
FR: le modèle économique de Généthon est particulier. Créé en 1990 par l’AFM, une association de patients, qui voit sa naissance dans les suites des années 80: la mise en place du premier téléthon, la découverte du gène de la maladie du chêne. A l’époque, c’est maladies rares n’intéressaient pas les laboratoires pharmaceutiques, et grâce aux dons du téléthon, l’association a créé Généthon. C’est aujourd’hui 230 personnes, un budget de 30 millions d’euros, financé à 80% par la générosité publique, ce qui a permis de participer activement à la cartographie du génome humain. Cela n’a pu se construire que grâce à cette vision centrée sur le patient, et n’aurait pu se faire au sein d’une entreprise classique.
LL: comment passer de chercheur à entrepreneur? Avant tout, il faut savoir passer d’un mode de travail solitaire à un mode de travail en équipe. Il faut avoir une stratégie d’investissements sur le moyen / long terme, et avoir des investisseurs qui vous suivent. Dans le cas de Nanobiotics, il a fallu créer son propre écosystème. Comment croître et rivaliser avec de grands laboratoires déjà établis? Il faut d’abord en avoir envie. C’est un travail de construction, il faut outrepasser ses limites culturelles pour aller à l’étranger. Il faut aussi disposer des structures de financement adéquates: il faut malheureusement aller les chercher ailleurs qu’en France.
PP: Luc Ferry parle d’innovation destructrice. Notre société a peur de l’innovation, c’est un aspect très français, mais qui n’a pas toujours prévalu. La plupart des grandes entreprises françaises ont émergé à la belle époque, un temps où l’on avait encore l’aptitude à innover, à oser. Que s’est-il passé depuis? Deux catégories d’individus ont été malmenées: les chercheurs, et les entrepreneurs. Les chercheurs se retrouvent à 35 ans avec des salaires de stagiaire: ils ne sont pas fous, ils préfèrent aller à HEC. Les entrepreneurs, on l’a vu avec l’histoire des « pigeons », ont souvent souffert de l’environnement parfois peu favorable au développement des petites entreprises et des startups en France. Il va donc falloir rééquilibrer le balancier. Sinon, les processus darwiniens peuvent advenir assez vite: on part faire de la recherche ou créer sa startup hors de France…
JAS: Innover, créer, cela nous grandit, nous fait prendre des risques mais nous n’avons pas le choix. Le petit conseil lecture pour comprendre l’importance de l’innovation: « Mass flourishing », d’Edmund Phelps.
LL: « Just do it »
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec