Harvard ? Non, iel
Nous vivons une période vraiment extraordinaire. Une période qui bouillonne d’imagination, d’innovations en tout genre, de créativité sans borne. Une période capable de remettre en cause les tabous absolus du passé pour poser les bases d’une réforme du présent et d’un avenir radieux. On se croirait revenu à la grande époque de Copernic et de Galilée. Ou à celle de l’invention de la machine à vapeur. Ou de la roue. J’hésite.
Tu quoque, Robert ?
J’en veux pour illustration cette formidable innovation grammaticale qui consiste en l’introduction d’un nouveau pronom personnel, iel, décliné au pluriel en iels, et qui existe également en ielle et ielles. Le Robert, ce fomidable dictionnaire dont j’ai déjà évoqué, sur ce blog, l’histoire du fondateur, s’est ainsi montré à la pointe du progrès, en intégrant cette nouveauté dans sa plus récente édition.
Passons sur l’existence de ces deux formes, iel ou ielle, chose pour le moins surprenante pour un terme qui vient juste d’apparaître. Intéressons-nous plutôt à la signification profonde de nouveau pronom. On connaissait le pronom indéfini, on, pour évoquer une personne dont on – justement – ne connait pas l’identité, ou pour indiquer un sens général : on sait, on voit, on apprend.
Iel, mon mari !
Ici, c’est beaucoup plus complexe. Avec iel – ou ielle – ce qu’on indique, c’est qu’on ne connaît pas, ou qu’on ne veut pas indiquer, le genre de la personne évoquée. Par exemple comme dans la phrase :
Dominique attendait le train sur le quai de la gare. Absorbé dans ses pensées, iel ne fit pas attention à l’inconnu qui se glissait à côte de …
J’espère que vous saisissez toute la complexité induite par l’introduction de ce terme indéfini. Le participe passé absorbé, par exemple, doit s’accorder avec le genre de iel. Du coup (cette expression est horrible mais ici elle s’impose), dois-je écrire absorbé ou absorbée ? Les puristes du nouveau genre, ou plutôt de l’absence de genre, répondrons : mais c’est évident, monsieur Kabla, il faut écrire absorbé.e, car sinon, on émet un sous-entendu implicite sur le genre de Dominique… Certes, mais cela complexifie la compréhension de la phrase. Et comment la finir d’ailleurs ? Dois-je écrire à côté de lui, à côté d’elle ou à côté d’iel ? Dans les deux premiers cas, je spécifie le genre, seul le troisième devrait convenir. Ma phrase devient donc :
Dominique attendait le train sur le quai de la gare. Absorbé.e dans ses pensées, iel ne fit pas attention à l’inconnu qui se glissait à côte d’iel.
Je défie quiconque de gagner un prix littéraire avec ce type d’écriture. Et pas forcément un prix national, un prix des lecteurs de Brive la Gaillarde suffirait !
La pomme et le iel
Car cette affaire d’iel ou ielle, s’attaque non seulement au français tel que nous le connaissons, mais à la base même du langage. Car à quoi sert le langage, si ce n’est à décrire, avec précision, ce qu’on cherche à communiquer à autrui ? Dans les quelques langues modernes dont j’ai fait l’apprentissage, s’il existe un genre neutre, comme en allemand, c’est essentiellement pour parler d’objets, rarement d’individus. Dans ce souci de précision qui détermine, à mon humble avis, les qualités d’une langue, je rappellerais, par exemple, qu’en hébreu ou en arabe, il existe une forme, le duel, pour qualifier un pluriel à deux, et dont on voit immédiatement l’intérêt en temps de guerre : il est plus facile de se battre contre deux adversaires que contre la multitude.
En chinois, c’est encore plus fort ! Il existe un terme, qu’on introduit quand on veut parler d’un cheval, de deux casseroles ou de dix voitures, entre le cardinal et le nom commun. Ainsi, on ne dit pas un cheval, en chinois, mais un / sorte de cheval / cheval. De même, on ne dit pas deux casseroles, mais deux / sortes d’objet qu’on tient avec un manche / casseroles. Vous pourriez penser que c’est inutile, mais au contraire, cela permet d’élever le niveau de la langue.
Contrairement à notre ami iel.
Car utiliser un terme tel que iel, cela signifie qu’on cherche à introduire une dose d’indécision, d’imprécision – alors qu’on aurait pu être précis, en l’occurrence – dans un but qui n’est absolument pas clair pour moi. Cherche-t-on à transformer tout individu en invité mystère ? Cherche-t-on à gommer le genre, avant de gommer d’autres détails insignifiants comme la taille, la corpulence, le style vestimentaire, le fait de porter des lunettes, d’être chauve ou d’écouter de la musique.
Et puis d’abord pourquoi iel et non eil ? Pourquoi faire passer le i de il avant le e de elle ?
Là où il y a du iel, il y a des gènes
Voilà où j’en étais de mes pensées, jusqu’à ce que je tombe sur un livre extraordinaire, écrit par une jeune chercheuse, Deborah Levy, et dont je ferai une recension, très bientôt. Un livre sur la génétique, un B-A.BA du domaine, qui permet de comprendre où nous en sommes dans ce domaine qui lui aussi avance avec une vitesse folle.
Et dans ce livre, je tombe sur un passage qui va nous intéresser : on y parle du gène SRY. Porté par e chromosome Y, c’est lui qui code la différenciation sexuelle, autrement dit, qui produit les organes reproductifs d’un homme ou d’une femme. Or ce gène, qui n’est évidemment pas anodin, peut apparaître sur des chromosomes X. Vous voyez où je veux en venir ? Alors que classiquement les femmes n’ont que deux chromosomes X (XX) et que les hommes ont un chromosome X et un Y (XY), il arrive que le caryotype d’un individu (ses chromosomes) soit en désaccord avec son phénotype sexuel (la forme de son sexe).
Et encore, insiste l’auteur, cette différenciation peut-elle en plus être complexifiée par le sentiment d’appartenir à l’un ou l’autre des deux sexes. On pourrait ainsi, théoriquement, arriver à 8 triplets possibles, entre le sexe chromosomique, le sexe physique, et le sexe assumé.
Bref, dans ce cas précis, et seulement ans ce cas, je pense qu’on peut utiliser le terme iel.
Dans tous les autres, pardonnez mon absolutisme, je préfère qu’on s’adresse à moi avec les formes standard de la 3e personne du pronom personnel.
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec
Je te rejoins completement Hervé (dans ton souhait de maintenir les formes standard il ou elle); mais j’avoue me demander parfois si ce n’est pas simplement le signe que, comme toutes les générations l’une apres l’autre, nous sommes simplement en passe de devenir « trop vieux pour le monde »…
Je lis avec beaucoup d’attention, les divers textes reçus, qui sont publiés sur « Kablages ».
Celui-ci est particulièrement réussi : juste et correspondant à une actualité, qui évolue d’une drôle de façon. Nous nous éloignons du bon temps : celui des « bancs publics » qui sont supprimés, des « guinguettes » sans pass-sanitaire, etc ..
Oui, je pense aussi, que nous devenons « trop vieux pour le monde »