Epidémiologie, pilule et big data
Les français sont de gros consommateurs de médicaments, c’est connu. Ce sont les plus gros consommateurs d’Europe: 27,5 milliards d’euros ont été dépensés en achat de médicaments en 2010 (source Francoscopie). Pourtant, notre pays est à la traîne, paraît-il, en matière d’épidémiologie. C’est ce qui ressort d’un article du supplément sciences du Monde, ce week-end.
Les français sont les premiers consommateurs européens en valeur, et ils arrivent en seconde position si on raisonne en volume. L’écart s’explique par la part moins importante des médicaments génériques, dans la consommation française (toujours selon Francoscopie). Mais ce n’est pas tant le coût des médicaments, que les risques liés à leur consommation que pointe l’article du Monde, et notamment leur utilisation pour des usages auxquels ils n’ont pas été conçus. On pense bien évidemment à l’affaire du Médiator, utilisé comme coupe-faim et ayant provoqué la mort de centaines de personnes, ou à la pilule Diane 35, traitement contre l’acné détourné comme contraceptif. Les médecins seraient-ils donc tous inconscients, et les laboratoires complètement cupides, pour laisser des médicaments dangereux en circulation? Ni l’un ni l’autre, évidemment.
Il faut d’abord se souvenir qu’un médicament n’est pas un aliment innocent. C’est un produit qui est élaboré à partir de nombreux éléments chimiques, à des fins très précises, que sa mise sur le marché répond à des processus très strictes d’un point de vue de la sécurité des patients. Les patients eux-mêmes sont appelés à une certaine vigilance, par exemple en cas de consommation d’alcool, ou de grossesse, qui interdisent la prise de certains médicaments.
Mais ce n’est pas tout. Les médecins eux-mêmes sont formés à la pharmacologie durant leurs études. Mais une fois installés, c’est une autre affaire. Il n’y a pas de formation continue imposée, alors que de nouveaux médicaments sont mis sur le marché chaque année. Que les médecins s’informent de ce que les laboratoires proposent, cela va de soir, mais y a-t-il un mécanisme de contrôle mis en place? Quid des médicaments dont le principe actif a été légèrement modifié, de manière à se préserver de la compétition des génériques?
Les médicaments ne sont, ensuite, pas toujours prescrits pour lutter contre les pathologies pour lesquelles ils ont été conçus. Cela vous choque? Moi non. Des centaines d’individus sont soignés chaque année par des médicaments dont le principe actif permet de lutter contre des problèmes autres que ceux initialement prévus, j’en connais autour de moi. Quand cela se produit, on se dit que le médecin qui a eu cette idée est un magicien, un génie, capable de sauver une vie avec un cachet d’aspégic auquel personne n’aurait pensé. Il y a une prise de risque, mais il y a aussi un formidable professionnalisme de la part de ces docteurs en médecine, capables de traiter certains cas qu’on aurait crus incurables par une idée de génie.
Alors faut-il laisser les médecins prescrire toute sorte de médicament, oui ou non? C’est là qu’intervient l’article précité, sur la nécessité d’une structure forte en matière d’épidémiologie, comme c’est le cas, semble-t-il, dans les pays scandinaves. Suède, Danemark et Norvège, sont à la pointe dans ce domaine, car ils s’autorisent de conserver des informations pour lesquelles nous sommes plus réticents: les « registres » suédois ou danois ne sont que d’immense bases de données, des fichiers où sont classés les citoyens et leurs pratiques médicamenteuses. Accepteriez-vous que votre moindre consommation d’aspirine ou de paracétamol soit tracée à des fins de préventions? Comparée avec votre profil sanitaire? Avec les maladies dont vous souffrez et qui seraient classées dans votre dossier médical? Si cela pouvait vous sauver la vie, y renonceriez-vous?
C’est là toute l’ambiguité du « big data ». On s’en félicite pour stocker ses emails et ses photos, on s’en offusque quand il permet de tracer votre navigation internet et de vous matraquer avec le même message publicitaire, et on se sent perdu quand il s’agit de conserver votre « profil santé », à des fins d’épidémiologie.
On a beaucoup manifesté ces derniers temps, en faveur ou contre le mariage pour tous. Manifestera-t-on un jour pour que notre pays prenne enfin les décisions qui s’imposent en matière de santé publique?
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec