Du "réfec" au Magnan
par Serge Delwasse, X1986 et Julien Ricaud, X2005
Le magnan est l’un des termes de l’argot de l’X les plus universellement utilisés au sein de la communauté, que ce soit sur le plâtâl – le magnan s’appelle officiellement Magnan depuis une quinzaine d’années – ou parmi les anciens qui organisent plusieurs dizaines d’années après la sortie de l’École, des magnans de promo. Les auteurs proposent ici une promenade gastronomique à travers la Troisième République, prétexte à une étude étymologique nouvelle et crédible.
Une explication à dormir debout
Les camarades qui nous lisent – et d’autres – connaissent pour la plupart cette étymologie « scientifique » : le magnan s’appelle ainsi parce que c’est dans une magnanerie qu’on élève les cocons. Cette explication tient aussi peu la route qu’expliquer que l’X s’appelle l’X parce que les canons de l’artillerie sont croisés, ou que le tos est un tos parce qu’il est un « très obligé successeur »1 ; et nous semble donc être de l’ingénierie inverse – aussi appelée « post-rationalisation » – au même titre que les deux autres exemples. Néanmoins, le but de ce billet étant de détailler les choses, nous allons nous efforcer de justifier cette vérité assénée :
- Imaginer des gamins de 18 ans, « élite » de la France, allant se comparer eux mêmes à des vers à soie ne nous paraît pas des plus naturels, même en connaissant l’humour des dits jeunes.
- Si le conscrit peut éventuellement passer du statut de ver de terre à celui de ver à soie, ce sont les anciens qui l’appellent ainsi. Or le conscrit, pour l’ans2, n’est pas un cocon. Le cocon, c’est le co-conscrit, c’est à dire le conscrit pour les… conscrits !
- Enfin, la formation des mots de l’argot X, tout au long du 19ème siècle, et, de manière plus générale, jusqu’à la seconde guerre mondiale, se fait par :
- utilisation d’un nom propre, et, en général, apocope (exemples : Berzé, Laïus)
- l’utilisation du nom commun, et suppression de la syllabe initiale (exemples : binet, bit)
- la modification du nom existant (exemple : conscrit donnant conscrard et conscouère)
Une étymologie crédible, mais… anachronique
Vous connaissez probablement la seconde étymologie habituellement admise comme possible. Le Magnan s’appelle magnan du nom de Lemeignan3, préposé aux vivres jusqu’en 1864. Nous vous prions d’abord de noter que, si cette explication était la bonne, en suivant les règles philologiques habituelles, il aurait dû s’appeler
mais sûrement pas magnan.
Ce qui nous donne la première raison de rejeter cette explication.
Mais cette étymologie se heurte à un autre écueil, et de taille : l’analyse de la correspondance de Poincaré (voir PoinK, GénéK4) montre que le magnan s’appelait réfec (apocope de réfectoire) en 1874. De même, la citation de Levy et Pinet dans leur Argot de l’X est un topo5 d’un X1861 qui interpelle le préposé aux vivres par la formule « monsieur Lemeignan » (i.e. par son nom) et non par « magnan« , ce qui laisse également douter quant à l’utilisation de l’argot magnan à cette époque. Il devient, dans ces conditions, difficile d’imaginer qu’on a donné au Magnan, après 1875, le nom d’un membre du personnel parti plus de 10 ans plus tôt. C’est un peu comme si les jeunes promos décidaient aujourd’hui d’appeler les mouflons chavas (du Général Chavanat, DG de l’Ecole de 84 à 86, qui les a introduits sur le plâtâl).
Que s’est-il passé ? Lorsqu’ils sont à la boîte Carva, Pinet et Levy connaissent Lemeignan et le réfec. Lorsque Pinet revient à l’École comme bibliothécaire en 1900, il découvre l’argot magnan. Se souvenant de Lemeignan, il brode…
Et si tout simplement ?
Fernand Magnan, X1876. Il coche toutes les bonnes cases
- Il s’appelle Magnan.
- Il est passé après 1875.
- D’autres mots d’argot, même s’ils n’ont pas eu une vie aussi glorieuse que magnan, sont issus de nom d’élèves (gigon6, lescure7, bicquelley8, guyton9, …).
Qui était Fernand Magnan ?
Nous savons peu de choses de lui : sa fiche matricule, comme toutes les fiches matricule, est assez laconique :
Magnan, Eugène Fernand (X 1876 ; 1856-1926) |
Etat civil : Naiss. : 1856 le 05 05: La Rochelle(Charente-Inférieure) ; mort en 1926 |
PERE : Philippe Octave – lib.PROF: Sous-inspecteur d’enregistrement et des domaines |
MERE : Champion-Labretonnière, Marguerite Isabelle – |
Adresse : La Rochelle (Charente-Inférieure) |
Desc. phys. : Cheveux bruns – Front découvert – Nez long – Yeux bleus – Bouche moyenne – Menton rond -Visage ovale – Taille 165 – |
Scolarité:EXAMEN:Paris-CLASST:263-PASSAGE:265e en 1877 sur 267 eleves-SORT:249e en 1878 sur 258elevesCORPS : A.- 144eme en 1878- sur 153el. |
Rens. situa. : Lt-Col. A. – |
Religion : catholique |
Quelques recherches sur internet nous apprennent qu’il a épousé une fille d’académicien, qu’un de leurs enfants est décédé de la scarlatine, et qu’il a fini lieutenant-colonel. Une enquête plus poussée auprès de ses descendants semble montrer qu’il a quitté l’armée après l’affaire des fiches et qu’il était assez proche de Ferdinand Foch (X1871)10 . Et surtout, il paraît qu’il avait la réputation d’aimer… la bonne chère. La « cave » – en réalité une cantine – qui l’accompagnait pendant la Grande Guerre était, dit-on, réputée11.
Mais nous ne sommes pas au bout de notre émerveillement. À la question qui est sur toutes les lèvres,
Magnan était-il missaire ?
nous répondons :
Magnan était missaire
L’illustration ci-contre12 tirée du programme du Point Gamma 1877, caricature Fernand Magnan (c’est celui tout à droite, son nom est écrit dessous). C’est que, très probablement, il organisait la fête. Et nous savons que, jusqu’en 1968, le Point Gamma était majoritairement organisé par les missaires. Enfin, ses classements de passage et de sortie correspondent à des classements que l’on rencontre couramment dans la Khômiss…
Et si tout simplement Magnan était pitaine… magnan13 ? Le missaire Magnan nourrissant ses cocons, ils ont pris l’habitude de se nourrir au magnan et non plus au réfec. C’est à la fois probable et cohérent.
Avons nous un autre candidat ?
Outre Pierre (X1794), il n’y a rien avant Paul (X1922), qui arrive bien trop tard. Fernand est donc le seul candidat. Plusieurs autres camarades ont eu le privilège de manger « à domicile » pendant 2 ans. Il s’agit d’un X58, un X68, un X8114 et le regretté Bruno (X86). Un X2011 est même actuellement à l’Ecole. Certains trichent, et s’appellent MagnanT (X1876, X1934, X1959).
Est-ce la fin de la gloire de Lemeignan ?
Nous ne pouvons évidemment pas exclure que le succès de l’argot magnan soit dû au souvenir de Lemeignen, en particulier auprès de l’Adminis15, dont une partie (les basoffs16, les professeurs) ont pu l’avoir connu 10 ans plus tôt. C’est peut-être eux qui, oubliant Fernand Magnan, ont transmis son souvenir aux promos suivantes…
Nous souhaitons maintenant « ouvrir » ce papier – comme le dit le maître Yoda, il faut toujours ouvrir, dans la conclusion, sur une problématique plus large : Magnan était missaire. Magnan était lié avec Foch. Foch n’était pas de sa promo. Pourquoi alors étaient-ils amis ?
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A heavy weather skipper
I presume que Magnan a épousé une soeur de Foch ou l’inverse. Ai-je bon maître Yoda?
Il a épousé le 24 avril 1884 à Paris IVème Juliette Eugénie Ernestine de BORNIER, née à Paris IVème le 1er juin 1864, fille d’Etienne Charles Henri, conservateur dela bibliothèque de l’Arsenal, chevalier de la Légion d’Honneur, et de Blanche Amélie Marie Pouilly
Mon cher Alain,
Mes sources m’informent que la mère d’Ernestine de Bornier se nommerait Gouilly et non Pouilly
amitiés
Il a épousé une fille d’académicien avons nous écrit, pas une soeur…
Le petit scarabée a encore à réfléchir avant de pouvoir re-poster
Objection votre honneur, il a bien épousé une fille d’académicien.
Son beau-père, Étienne Charles Henri, vicomte de Bornier est d’une famille originaire d’Aimargues.
Après des études classiques aux séminaires de Saint-Pons, de Montpellier et de Versailles, il vient à Paris pour étudier le droit, mais ne passe aucun examen. À l’âge de 20 ans, il publie un volume de poésies, Premières feuilles, et entre deux ans plus tard comme surnuméraire à la Bibliothèque de l’Arsenal, dont il est successivement sous-bibliothécaire, bibliothécaire, conservateur, puis administrateur en 1889. Il est critique dramatique de la Nouvelle Revue entre 1879 et 1887. Il est élu membre de l’Académie française, contre Zola, en 1893.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_de_Bornier
Une rue de Paris porte son nom :
http://armorialparis.blogspot.fr/2012/06/henri-de-bornier-rue.html
En même temps, battre Zola à l’académie française, c’est un peu comme battre l’OM en Ligue 1 : tout le monde y arrive…
Et l’inverse? Une soeur Magnan avec un petit Foch?
sachant que les missaires ont la (mauvaise) réputation de s’intéresser aux soeurs des missaires…
MAGNAN avait un frère Georges Emile, né le 10/8/1860 à La Rochelle, général de division, et effectivement une soeur Marguerite, née en 1872 à La Rochelle, mariée en 1896 à René Henri Thomas Louis MAUBAILLARCQ, Armateur
http://gw.geneanet.org/garric?lang=fr;p=marguerite;n=magnan;oc=1
Nouvel article sur le folklore polytechnicien par le camarade Delwasse!
Sacha, n’oublie pas le également camarade Ricaud
amitiés
Bon c’est bien vos laïus, mais, à magnan ou au magnan ?
Au magnan bien sur. Je ne vois même pas pourquoi la question se pose!
Au coiffeur, au magnan
chez le coiffeur, à magnan
En camping
sous tente
Merci beaucoup Serge pour ce piquant article; je n’ai pas tout compris, ignorant la signification clairement réservée à une certaine confrérie, de «missaire», mais je devine un peu, et j’aime à croire que mon arrière-grand-père a laissé un nom dans une institution aussi remarquable.
Quant à la fille d’académicien, elle était, au moment de son mariage, une simple «future fille d’académicien».
Amitiés,
Jean,
Pardonne nous pour ce raccourci. Nous aurions en effet dû penser aux quelques lecteurs qui ne sont pas X
Les missaires sont les membres de la Khômiss. Pour tout savoir sur la khômiss, je te recommande le papier suivant : http://goo.gl/v2JaPB
Amitiés
Merci!
Jour de Toussaint. Tous pour Un et Un pour Tous. Bravo ! Et à ce Magnan-là, point ne sera entonné le chant "Pauv' Petit Nange". Aucun manquement !
Jour de Toussaint. Tous pour Un et Un pour Tous. Bravo ! Et à ce Magnan-là, point ne sera entonné le chant "Pauv' Petit Nange". Aucun manquement !
Vous avez été plusieurs à m’interroger sur les fourmis-magnan qui ont la réputation – méritée – de tout dévorer sur leur passage.
Le terme manian semble venir du Niger. Comme chacun sait, la mission Lenfant ayant atteint Niamey en 1901, les fourmis-magnan n’ont donc pu donner leur nom au Magnan.
Personnellement, je pencherais d’ailleurs plutôt pour l’inverse, à savoir qu’un X de la coloniale aurait espièglement transformé manian en magnan 🙂
La rencontre entre Fernand Magnan et Foch s’est faite à Vincennes lorsque mon arrière-grand-père fut affecté dans le régiment commandé par Foch à cette occasion est née une amitié qui ne se démentit pas. Démissionnaire en 1909, il fut mobilisé en 1914 et fut promu officier de la LH en 1917. Je ne sais si l’hypothèse de Serge est exacte, mais j’ai trouvé sympathique d’apprendre que Fernand aimait la bonne chère.
Merci Henri 🙂
C’est internet. Il y a toujours quelqu’un pour rétablir la vérité si on essaie de la travestir, ou simplement de l’arranger.
Dans le cas d’espèce, l’idée était de sous-entendre que, éventuellement, Foch aurait pu être missaire tout en n’écrivant rien de faux, crédibilité du reste oblige.
Encore raté !
« comme si les jeunes promos décidaient aujourd’hui d’appeler les mouflons chavas (du Général Chavanat, DG de l’Ecole de 84 à 86, qui les a introduits sur le plâtâl). »
tiens, je croyais qu’il n’y avait plus de mouflons depuis quelques années ?
Mais au total, très beau travail de recherche historique !
C’est la faute à Ricaud !
Mon Cher Fabrice,
Nous tenons tout d’abord à te remercier pour ce compliment qui nous va droit au coeur. Nous sommes en effet nombreux à avoir (re)découvert l’argot de l’X en lisant ton bouquin !
Sur les mouflons, tu as hélas raison (http://wikix.polytechnique.org/Mouflons). Ils ont disparu en 92 semble-t-il. Je suis un vieux con, que veux tu… Et Julien n’a pas eu le coeur de me corriger sur ce coup…
amitiés
Une dernière anecdote : Jean-Pierre Magnen, X53, missaire, était pitaine… magnan !
On peut aisément penser que son patronyme a été le critère décisif dans le choix de l’individu. Cela pourrait d’ailleurs faire une tradi sympa : s’il y a un Magnan/Magnant/Maignan/… dans une promo, il devient missaire et pitaine magnan 🙂
pour le coup serges, dans la 2005 et dans la section rugby et à Bercy actuellement et dans mon agenda perso il y a un Hugues Maignan