Condamner l’antisémitisme permet-il de lutter contre l’antisémitisme?
Alors qu’une grande manifestation contre l’antisémitisme va avoir lieu, à l’appel des principaux partis politiques français, une anecdote me revient à l’esprit. Il y a une quinzaine d’années, une journaliste américaine m’avait posé une question étrange: comment se fait-il qu’on parlait alors d’une montée de l’antisémitisme en France, alors que la communauté juive française bénéficiait d’infrastructures et de moyens pour pratiquer sa religion sans doute supérieurs à tout ce qu’elle avait pu connaître depuis son établissement sur le territoire national, il y a plus de vingt siècles? Quinze ans ou presque plus tard, cette question me taraude toujours: pourquoi la communauté juive clame-t-elle une résurgence de l’antisémitisme alors qu’il n’y a jamais eu autant de restaurants cachères ou de synagogues sur le territoire?
Non, rassurez-vous, il n’y a pas encore de McDo cacher en France…
Certains me diront que le nombre de synagogues ou de restaurants cachères n’est pas un indicateur fiable du bien-être des juifs de France, et qu’il faut voir au-delà: de nombreuses synagogues françaises voient le nombre de fidèles péricliter, et les restaurants cachères ne fleurissent que dans ces quartiers de la région parisienne où la communauté a fini par se regrouper, abandonnant peu à peu les villes de banlieue où elle était jadis installée.
En une quinzaine d’années, la France a connu de nombreux attentats. Les plus meurtriers ont touché des dizaines de français, sans viser particulièrement les membres de la communauté juive. Mais les juifs de France ont été traumatisés ces quinze dernières années, par les meurtres d’Ilan ou de Sarah Halimi, les attentats de Toulouse ou de l’Hypercacher, et la tentative d’attentat probable contre une école juive de banlieue, attentat contrecarré par l’intervention héroïque de Clarissa Jean-Philippe.
La France est-elle devenue antisémite. De mon point de vue, non. Mais nombre de mes coreligionnaires ne pensent plus comme moi. A force de voir des hordes d’individus scander « mort au juif » lors de manifestation, de voir des tags antisémites fleurir sur les murs parisiens, et jusqu’à l’altercation de dimanche entre Alain Finkielkraut avec une bande de voyous, certains finissent par se dire qu’à moyen terme, la place des juifs de France est probablement ailleurs. Pourtant, l’Alyah – l’installation en Israël – ne concerne qu’une fraction réduire de cette communauté, et encore, les pics se situant dans les mois qui suivent les attentats (2012, 2015). En année « normale », c’est environ 3000 ressortissants seulement qui font ce choix, une paille, pour une communauté de quelques centaines de milliers d’individus.
Non, la France n’est pas un pays antisémite, mais des individus comme Soral ou Dieudonné continuent de professer leur discours de haine, plus ou moins impunément. Deux facteurs conjugués tentent à en donner une image antisémite. Le premier, c’est le temps d’antenne accordé par les médias, et je l’espère non volontairement, aux émeutiers qui profitent du mouvement des gilets jaunes, pour proférer des insultes, à l’intention du gouvernement ou non, émaillées de slogans antisémites. De « Macro pute à juif » aux attaques contre Finkielkraut, chaque samedi déverse son lot de pourriture sur nos écrans de télévision ou de smartphone. Or, ce qui pourrait paraître choquant, pris isolément, peut finir par devenir banal avec l’habitude. Que les insultes viennent de gauche ou de droite, peu importe, l’essentiel, c’est de transformer les médias en canal d’injures antisémites.
Le second facteur dérive de cet effet de bord de l’internet, qui tend à accorder la même importance aux faits divers qu’aux événement majeures. J’ai suffisamment traversé Paris dans ma vie pour constater que les tags antisémites, tracés sur les murs du métro ou de la capitale, n’étaient pas si rares. Mais alors qu’on ne s’en émoustillait pas tant que cela dans les années 80, le moindre tag, la moindre croix gammée, génère une audience incroyable, démultipliée par les partages indignés de mes coreligionnaires. Il faut bien comprendre qu’en partageant la même information des dizaines de fois sur Facebook, ceux qui dénoncent ces faits leurs donnent une visibilité inouïe, et ce faisant produisent probablement l’effet inverse. C’est une sorte d’effet Streisand induit.
Parler d’antisémitisme à tout va ne permet malheureusement pas de lutter contre l’antisémitisme. Au contraire, cela lui donne une visibilité accrue, qui provoquera, aux oreilles de celles et de ceux qui n’en avaient que faire, d’étranges soupçons: si on reproche tant de choses aux juifs, il doit bien y avoir une part de vrai. En gros, qu’on parle des juifs en bien ou en mal, de toute façon, ça finit par nous retomber dessus.
Le récent sondage, diffusé par l’institut d’études britanniques ComRes pour le compte de CNN, fait état justement d’une montée d’antisémitisme. Je ne suis pas un expert en statistiques et en sondages – hélas – et je ne saurais vous dire si une enquête menée auprès de 7000 européens, dont 1006 français suffit à qualifier de manière exacte cette montée d’antisémitisme.
Alors, quelle est la solution? Je n’en sais rien, mais je suis à peu près certain que plus on parle d’antisémitisme, plus on finit par susciter des vocations.
Découvrez d'autres articles sur ce thème...
Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec