Adin Steinsaltz
Adin Steinsaltz, qui s’est éteint la semaine passée, était une grande figure du judaïsme de la fin du XXème siècle. On ne mesure probablement pas encore suffisamment la portée du travail qu’il a réalisé. Son nom est encore peu connu en dehors du monde juif orthodoxe. Mais le temps établira peu à peu sa renommée.
Car Adin Steinsaltz s’est intéressé à un des ouvrages majeurs du judaïsme : le Talmud. Il en a ouvert les portes et facilité l’accès au plus grand nombre, permettant à ceux que l’araméen rebutait, de faire leurs premiers pas en compagnie des figures légendaires de la Michna et de la Guemara. À ce stade, il est sans doute nécessaire que je fournisse quelques éclaircissements aux lecteurs non juifs.
Le judaïsme est une religion qui s’appuie sur des textes et des commentaires. On parle de la loi écrite et de loi orale. La loi écrite, c’est la Torah, le Pentateuque, transmise par le tout-puissant lui-même à Moïse sur le mont Sinaï. Mais la loi écrite ne suffit pas. Pour pouvoir être appliquée, elle s’accompagnait de commentaires, d’explications, transmises oralement pendant des siècles. Cela permettait d’adapter la loi aux époques, au contexte, et d’en faire un matériau vivant. Jusqu’à ce que l’occupation romaine mette en péril cette transmission orale. La destruction du second temple de Jérusalem, et d’une part importante du peuple juif qui résidait en terre sainte, pouvait mettre à mal cet enseignement.
Un érudit, Yoḥanan ben Zakkaï, trouva une solution aussi élégante que fortuite. Ayant réussi par un stratagème ingénieux à quitter Jérusalem assiégée, il créa, dans la ville de Yavné, un centre d’étude, la première Yeshiva. Si Yohanan ben Zakkaï posa la première pierre du judaïsme talmudique, il revint à Yehudah HaNassi – Judas le prince – un rabbin qui vécut deux siècles plus tard, de mettre par écrit la loi orale. Oui, vous avez bien lu, la tradition orale a été figée, d’abord sous une forme compilée – la Mishna – puis sous une forme moins synthétique et plus documentée – la Guemara. L’ensemble Mishna + Guemara forme ce qu’on appelle le Talmud. Il en existe d’ailleurs deux « versions », car à l’instar de l’école de Yavne, s’établit en Babylonie d’autres écoles où l’on commentait et discutait la moi mosaïque. On parle ainsi de Talumd Babli (pour le babylonien) et de Talmud yerouchalmi (pour celui de Jerusalem).
Ce texte riche, comportant des milliers de pages, est resté figé depuis deux mille ans. Bien sûr, d’autres grandes figures s’y sont intéressées, et l’ont enrichi de leurs commentaires, de leurs explications, mais sans jamais en altérer le texte. Une illustre figure du judaïsme telle que Rachi, rabbin qui vécut à Troyes au Moyen-Âge et qui a commenté l’ensemble des textes de référence, n’a pas touché une virgule de ce texte de base.
Sans Talmud, on peut sans doute dire que le peuple juif aurait disparu depuis longtemps. C’est ce corpus de textes, comportant parfois des lois, et parfois des récits historiques ou mystérieux, qui a animé et formaté le monde juif jusqu’à nos jours. On y retrouve les rabbins de l’antiquité se quereller, se chamailler – tient, un terme français mais qui provient … du Talmud, du nom du rabbin Chamaï qui s’opposait à son acolyte, le rabbin Hillel – au sujet de telle ou telle manière d’appliquer la loi.
Il va de soi que les autres peuples et les autres religions monothéistes ont presque toujours considéré ce texte avec mépris, certains mêmes n’hésitant pas à en interdire l’étude, ou à le faire brûler – et à brûler ses lecteurs par la même occasion. L’Inquisition en a fait une de ses bêtes noires.. Il faut dire qu’avec ses caractères hébraïques et sa langue complexe, le Talmud n’était pas accessible au premier venu. Alors on pouvait lui faire dire n’importe quoi, comme prétendre qu’il relevait de la sorcellerie, ce qui n’est évidemment pas le cas.
Difficilement accessible, c’est une caractéristique majeure du Talmud. L’étudier demande du temps, de la volonté, de la persévérance. Et surtout l’apprentissage d’une langue aujourd’hui morte. Non pas l’hébreu… mais l’araméen. Oui cher lecteur, le Talmud n’est pas écrit en hébreu, mais en araméen, la langue pratiquée à l’époque où vécurent les grands rabbins qui en établirent le contenu. Le choix de cette langue, de préférence à l’hébreu, a sans doute de quoi surprendre. Mais il n’en est rien. Pour toucher le plus grand nombre, il fallait utiliser une langue que le pus grand nombre puisse lire et comprendre, ce qui n’était sans doute déjà plus le cas de l’hébreu au premier et au deuxième siècle de l’ère chrétienne.
Mais aujourd’hui, la donne a changé. L’hébreu est de nouveau une langue pratiquée par des millions de locuteurs, alors que plus personne ou presque ne s’exprime en araméen. Cette difficulté d’accès avait de quoi exacerber plus d’une personne qui tentait de s’intéresser à ces textes, notamment ceux qui reviennent à la pratique religieuse à l’âge adulte, sans avoir reçu d’éducation spécifique à l’enfance ou à l’adolescence. Ce qui était le cas d’Adin Steinsaltz.
Cet érudit extraordinaire entreprit alors l’inimaginable : la traduction de l’intégralité du Talmud, dans des langues plus courantes. D’abord en hébreu moderne, en utilisant des termes du quotidien et non de l’hébreu ancien. Puis en anglais et en français. Et, semble-t-il, en espagnol et en russe, quelques années plus tard.
Je me souviens encore de l’apparition des premiers tomes du Talmud traduits en français, publiés aux éditions JC Lattès (je ne savais pas encore, à l’époque, que Lattès était un patronyme d’origine juive italienne). Le directeur de la collection était un certain Daniel Radford. Mon père en avait rapporté un exemplaire à la maison, alors qu’il dirigeait l’école Maïmonide. Il y en avait deux, en fait : un ouvrage d’introduction au Talmud, où Steinsaltz livrait les clefs de l’étude du Talmud. Et le premier tome; le traité de Berakhot si mes souvenirs sont bons. Dans la forme, les ouvrages restaient des proches de la forme établie et figée des ouvrages du Talmud diffusés auparavant, une forme établie lors des premières impressions mécaniques, avec la même numérotation de page.
Par de tels ouvrages, le Talmud cessait d’être ce livre obscur dont on parlait sans comprendre la teneur. N’importe quel lecteur pouvait, en se procurant un Talmud édition Steinsaltz, se plonger et découvrir la véritable teneur des récits talmudiques. Mais attention, cela ne veut pas dire que le Talmud devenait du jour au lendemain un texte facile et simple. Son étude nécessite un apprentissage, ou tout au moins une phase de guidage, pour en comprendre les formes de raisonnement.
Cette manière de guider le lecteur, Adin Steinsaltz s’y est également intéressé. Il écrivit, ou co-écrivit, de nombreux livres de vulgarisation autour du Talmud. Ils peuvent constituer une première phase, une première approche, avant de se lancer dans le grand bain. Le lecteur intéressé pourra commencer par L’introduction au Talmud, disponible sous un format de poche, même sur Amazon…
Découvrez d'autres articles sur ce thème...
Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec